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— C’est important.

ELLE AVAIT DIX-NEUF ans. Une beauté discrète. Des traits purs mais sans grand relief, une peau diaphane, de lourds cheveux châtains réunis en un chignon flou et d’immenses yeux clairs, transparents, apeurés

Elle était encore en pyjama, un plaid autour des épaules.

Samira aurait parié que ce n’était pas le genre de fille que les garçons remarquent en premier dans un groupe, mais plutôt celle sur laquelle s’attarde l’étudiant en lettres, le matheux, le garçon doué et timide. Parce qu’il se dit que, bien qu’elle soit belle, il a quand même peut-être une chance.

Il apparut cependant très rapidement que personne n’aurait sa chance avant longtemps avec Ariane Hambrelot. Que le monde dans son ensemble était devenu à ses yeux un endroit coupant, meurtrissant, hostile, plein de dangers, de pièges et de prédateurs. Que le simple fait d’y évoluer lui était une torture et une source d’angoisses permanente.

Ils n’avaient de leur côté aucunement l’intention de lui remémorer le viol : toutes les infos – y compris son témoignage recueilli par une policière spécialisée – figuraient dans la procédure.

Tout ce qu’ils avaient besoin de savoir pour l’instant, c’était si Moussa avait tenté de la recontacter après sa remise en liberté.

Assise au fond de son lit, un oreiller serré contre son ventre, elle était très pâle. Quelques larmes roulaient encore sur ses joues. L’espace d’une seconde, Servaz craignit qu’elle se remette à pleurer. Il la vit faire un geste de dénégation. Quand elle répondit, ce fut sans les regarder, en fixant un point dans la chambre, mais d’une voix ferme :

— Non, dit-elle. De toute façon, j’ai fermé tous mes comptes : Snapchat, TikTok, Instagram…

— Il ne t’a pas appelée non plus ? demanda doucement Samira, assise au bord du lit, alors que Servaz restait debout à distance, près de la porte.

— Non. La dernière fois que je l’ai entendu parler, c’est… au… tribunal.

Un chuchotis aussi ténu qu’un fil de soie, un murmure remontant du fond de la gorge, un souffle expiré avec difficulté.

— Merci, dit Samira en se levant.

Ils ne la virent pas qui fixait leur dos tandis qu’ils s’éloignaient, puis la porte fermée une fois qu’ils furent sortis.

Ils émergèrent de la grande demeure fin-de-siècle à la façade mangée par le lierre trois minutes plus tard. Au pied des marches du perron, un faune se tenait sur une jambe au sommet d’une fontaine circulaire, et Servaz se fit la réflexion qu’il ressemblait assez malencontreusement, compte tenu des circonstances, à un satyre. Au-delà de la fontaine et de l’allée gravillonnée qui la ceignait s’étendait un étang bordé de grands peupliers.

Leur voiture de fonction était garée derrière un cabriolet Porsche 78 Boxster gris. Sur leur droite, un jardinier tondait les pelouses, chevauchant un petit tracteur rouge. La crise sanitaire avait peut-être mis C2H Aviation à genoux, mais on continuait d’entretenir le domaine.

— C’est plutôt rupin ici, fit observer Samira.

Ils marchèrent sur le gravier qui crissa sous leurs semelles.

— Moussa a été chassé par des prédateurs, ajouta-t-elle. Mais Ariane Hambrelot aussi a été victime de fauves, d’une forme de… prédation. La chasse est le dénominateur commun ici.

IL HOCHA LA TÊTE. Il faisait beau, le soleil brillait. Le paysage autour d’eux était un Watteau ou un Fragonard. Mais il y a des ténèbres qu’aucun soleil ne peut dissiper, songea-t-il. Les mêmes images revinrent encore une fois le hanter : un gamin courant nu dans la forêt, la nuit, coiffé d’une tête de cerf ; une jeune fille innocente hurlant, suppliant et pleurant, livrée à d’autres animaux ; des adultes armés d’arbalètes, excités comme une meute de chiens par l’appel de la chasse ; des rituels sombres, ancestraux, des désirs de vengeance dans des cœurs endurcis.

— Ça ne fait que commencer, dit-il.

10

BUREAU du divisionnaire, pas loin de midi, le même jour.

— Pourquoi vous êtes allés là-bas tout seuls ? Pourquoi vous n’avez pas demandé des renforts ? Résultat : un véhicule de plus à l’atelier.

— C’était ma voiture perso, patron, fit remarquer Samira.

— Pourquoi vous avez pris votre voiture perso ? voulut savoir le divisionnaire en fronçant ses sourcils épais et noirs.

— Parce que personne n’a jugé bon de changer les plaques des véhicules maison depuis belle lurette et que ça revient à se pointer avec le pare-soleil POLICE baissé, répondit-elle du tac au tac. Et vous savez comment ça se passe…

Servaz vit Chabrillac se rembrunir. Il n’aimait pas être remis à sa place par un subordonné.

— Comment ça a été avec la famille ? demanda-t-il. Ils n’étaient pas remontés ?…

— Remontés ? répéta Samira. Ils nous ont accusés de l’avoir tué !

Chabrillac blêmit. Il devait se dire que, si l’affaire venait à être médiatisée, la police mise au banc des accusés, il n’y aurait plus personne, à part les habituels commentateurs télévisuels un peu trop fans de la loi et de l’ordre, pour avoir le cran de prendre leur défense.

— On a aussi trouvé une journaliste sur place, ajouta Servaz. Esther Kopelman, de La Garonne. Une fouineuse. Quelqu’un l’a rencardée…

— Comment ça ?

— Elle était au courant pour le mot marqué sur la poitrine du garçon, dit Samira. L’info a fuité. Soit ici, soit à l’hôpital…

Une ombre de contrariété passa sur les traits sévères du divisionnaire.

— Donc, ça va se retrouver dans le journal… Merde ! On va devoir donner une conférence de presse. Commandant, je compte sur vous pour me fournir du concret. Du solide.

Servaz fit la grimace. Ben voyons, comme s’il n’avait que ça à faire. Il ne cessait de repenser à ce qu’avait dit la journaliste au sujet de cet homme blanc, étranger au quartier, que Moussa avait rencontré.

IL ÉTAIT MIDI PASSÉ quand il se présenta avec Samira et Raphaël Katz au lycée Jean-Mermoz, l’un des trois établissements secondaires du Mirail. La mère de Moussa Sarr leur avait expliqué qu’après avoir été libéré, son fils était retourné au lycée sur ordre de son grand frère Chérif, en première économique et sociale.

Ils furent accueillis par le chef d’établissement. L’homme disert, petit, crâne dégarni, se montra très affecté par la mort de Moussa, tout en reconnaissant qu’il était loin d’être un lycéen exemplaire. Il leur fit traverser une cour vide : les élèves comme les profs étaient en vacances depuis le 17. Dans le bureau du proviseur, Servaz réitéra la demande qu’il avait déjà faite par téléphone, à savoir rencontrer les professeurs du jeune homme.

— Trois professeurs ont accepté de venir, répondit le proviseur. Ils ne devraient pas tarder. Les autres sont en vacances de la Toussaint ou injoignables…

Servaz se retint de faire remarquer qu’un élève était mort. Il hocha la tête.

— Vous avez leurs numéros ?

— Bien sûr.

Un téléphone sonna sur le bureau du proviseur.

— Ils sont arrivés, dit-il quand il eut raccroché. Allons-y.

Il se leva, les conduisit à la salle des profs, où l’accueil fut nettement plus tiède. Pendant une poignée de secondes, les trois enseignants présents, mutiques, les fixèrent avec hostilité, comme on regarde une troupe d’occupation.

Ils demandèrent à s’entretenir avec chacun d’eux séparément. Pas de réponse. Servaz choisit de prendre ça pour un oui. On leur donna un petit bureau à côté de la salle.