Выбрать главу

Le premier enseignant desserra à peine les dents derrière son masque. Servaz sentit la colère monter.

— Je ne comprends pas, dit l’homme à un moment donné en les toisant sévèrement, je croyais que Moussa était la victime : vous en parlez comme d’un suspect…

Son mépris pour tout ce qui relevait de l’institution policière était patent.

— Est-ce que vous avez déjà rencontré Moussa en dehors du lycée, dans sa cité ? voulut savoir Servaz.

L’homme eut une seconde de perplexité, il adressa au flic un regard condescendant :

— Non. Jamais. Pourquoi ?

— Merci, dit Servaz simplement.

L’homme soupira.

— Et c’est tout ?

— Oui.

Il haussa les épaules, se leva. La femme qui lui succéda fut encore moins coopérative : chacune de ses réponses, aussi laconique qu’il était possible, fut prononcée sur un ton d’une agressivité qui frôlait la grossièreté pure et simple. Servaz ne s’habituait pas. Pourquoi son métier déclenchait-il des réactions aussi épidermiques chez certaines professions ? Il était lui-même fils d’enseignant, et il avait toujours vu celle de son père comme le métier le plus noble qui soit.

Elle leur déclara que Moussa était un élève moyen avec des notes moyennes et qu’« il n’avait pas non plus un comportement spécialement exemplaire, mais rien d’étonnant quand on a grandi dans un quartier comme celui-ci, sans horizon, sans espoir de changement, et en subissant quotidiennement des contrôles de police humiliants… ça n’en faisait pas pour autant un délinquant, pas vrai ? ». Ces mots, accompagnés d’une œillade qui semblait suggérer que c’étaient eux les responsables. De nouveau, Servaz se sentit en colère.

— Qu’est-ce qu’ils ont tous ? demanda Katz, quand elle eut quitté la pièce.

Samira gloussa.

— Bienvenue dans la police…

La personne suivante s’appelait Mona Diallo. Elle enseignait l’histoire et la géographie. Mona avait à peine trente ans. Elle avait un visage à l’ovale parfait, une peau très sombre et un regard vif, attentif et dépourvu d’animosité derrière ses lunettes sans monture. Elle salua chacun d’eux avant de s’asseoir. Elle semblait très affectée.

— Parlez-nous de Moussa, dit Servaz en se penchant par-dessus la petite table de travail.

— Ces derniers temps Moussa avait peur, déclara-t-elle d’emblée.

Servaz se redressa.

— Peur ? Comment ça ? Peur de quoi ?

— Je ne sais pas…

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Je ne sais pas, répéta-t-elle, les yeux embués. Son langage corporel, sa façon de se comporter… Je le lisais dans ses yeux en classe : il avait l’air aux abois. Il n’était pas comme d’habitude. Je connais Moussa depuis qu’il est petit, il a grandi dans mon quartier. Quelle tragédie…

— Mmm. Puisque vous le connaissiez, ça ne vous ennuie pas de nous en dire plus ?

Elle considéra tour à tour Servaz puis Samira, assis face à elle de l’autre côté de la table, tandis que Raphaël Katz demeurait debout près de la fenêtre, à l’écart.

— Moussa était un gamin qui avait plein de qualités, mais qui a mal tourné, comme tant d’autres ici…

— C’est-à-dire ?

Mona Diallo haussa les épaules.

— Je suis sûre que je ne vous apprends rien, que vous avez passé en revue ses états de service…

— En effet… Pourtant, les professeurs qu’on a interrogés avant vous nous ont dit que c’était un gamin « normal », sans histoires…

Mona Diallo soupira, hésita :

— Ce que je vais vous dire ne doit pas sortir d’ici, d’accord ? Si on me pose la question, je nierai l’avoir dit…

Servaz hocha la tête, soudain aux aguets.

— Il y a dans ce lycée comme ailleurs de nombreux professeurs qui défendent la liberté d’expression et qui combattent contre vents et marées l’obscurantisme. Mais bon nombre de mes collègues « blancs » craignent d’être accusés de racisme ; ils pratiquent systématiquement la culture de l’excuse à l’égard de ces gamins. Ce n’est jamais leur faute. Quoi qu’ils fassent. C’est la faute de la société, du libéralisme, du racisme, des flics…

— Et vous ne croyez pas qu’ils ont raison ? répliqua Samira, étonnée par ce discours. Que si ces gosses avaient grandi ailleurs, loin de ces ghettos, loin des trafics, de l’argent facile, avec les mêmes chances et la même éducation que les autres enfants, ils seraient plus nombreux à rester dans le droit chemin ?

Mona Diallo fixa Samira sans se démonter :

— J’en suis convaincue, répondit-elle fermement. Mais ce n’est pas par réalisme que certains de mes collègues réagissent ainsi, c’est par idéologie. Au nom de l’idéologie qu’ils ont absorbée à dose massive depuis l’université, ils sont prêts à excuser les pires crimes, à légitimer la violence du fait de l’injustice originelle subie par ces jeunes parce qu’ils ont grandi dans ce quartier et parce qu’ils ne sont pas blancs.

— Frantz Fanon, dit Raphaël Katz.

Mona Diallo parut découvrir sa présence. Elle acquiesça :

— Pour nombre de mes collègues, il est établi que la France est structurellement raciste, que sa dette envers les descendants d’esclaves ou de colonisés – c’est-à-dire envers les gens comme moi – est inextinguible. Ce qu’ils ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, c’est que les premières victimes de la situation actuelle, ce ne sont pas les bourgeois blancs des beaux quartiers, ce sont les habitants d’ici, les filles d’ici, les garçons d’ici. Pour éviter de faire le jeu des extrêmes, ils aseptisent leur discours en permanence… Vous connaissez la phrase de Camus : « Mal nommer les choses…

— … c’est ajouter au malheur du monde », compléta Katz.

Elle plongea son regard dans celui du flic blond :

— Il y a dans ce lycée des garçons qui parlent de brûler les homosexuels… Il y a des filles qui parlent de la supériorité de la race noire… Il y a, à deux cents mètres d’ici, une salle de sport qui refuse les juifs et les femmes. Mon frère y était inscrit. Il m’a raconté que, quand une femme se présentait, on lui répondait qu’on ne prenait plus de licenciés pour l’année. Il a fini par partir à cause de tout ce qui se disait sur les juifs dans les vestiaires. Dans de nombreux établissements, ajouta-t-elle, il y a des choses qu’on ne peut plus enseigner sans subir des intimidations de la part de certains élèves comme de leurs parents : la Shoah bien sûr, mais aussi l’évolution des espèces, la création de l’Univers, l’éducation sexuelle, la théorie du genre…

Servaz hocha la tête. Comme tout le monde, il avait été profondément choqué par ce qui était arrivé à cet enseignant, Samuel Paty, dix jours plus tôt, et peut-être plus encore par les milliers de salopards qui avaient applaudi à son assassinat sur les réseaux sociaux, et par certains politiques qui, sans aucune décence, le cadavre encore chaud, se vautrant dans la lâcheté et l’opportunisme, avaient commencé à suggérer qu’il avait peut-être blessé certaines catégories de personnes.

— Je croise tous les jours des parents démissionnaires. Quand leur enfant s’est mal comporté, ils disent : « Punissez-le, c’est votre travail. » Ou bien, si le prof est blanc, ils l’accusent de racisme. Ou, si je suis en face d’un homme, il arrive qu’il me rétorque que ce n’est pas à une femme de lui dire comment éduquer son fils. Il y en a même qui refusent de me serrer la main. Moussa aurait pu être un bon élève, c’était un garçon intelligent, ajouta-t-elle, revenant au lycéen.

— Il a été accusé de viol…