Le flic se pencha sur l’ordi et un visage apparut. Regard dur. Barbe noire taillée en carré. Lèvres serrées. Chérif Sarr.
— Mais il a un frère qui fricote avec les salafistes : Chérif. Ancien délinquant lui aussi. On sait depuis Mohamed Merah que la prédication et le deal sont étroitement liés.
Une femme dans la trentaine se leva. Grosses lunettes, joues creuses, cheveux secs et ternes. Elle était maître de conférences à l’université Toulouse-I Capitole, avait écrit plusieurs ouvrages sur la sociologie des trafics en France mais aussi sur les groupes identitaires, et ce n’était pas la première fois qu’elle leur servait de consultante.
— Dans les cités, commença-t-elle, les caïds qui tiennent les trafics financent l’intégrisme. La vente de stupéfiants aux kuffar, c’est-à-dire aux mécréants, est considérée comme halal, licite, car elle finance la cause et elle affaiblit l’ennemi. Les jeunes sont la cible privilégiée des intégristes, qui cherchent à les embrigader, à imposer la charia dans les quartiers et à y établir une frontière socioculturelle avec le reste de la société. Le salafisme imprègne le milieu toulousain. Chérif Sarr lui-même est inscrit dans le FSPRT, le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste. Ce fichier compte 22 000 individus, qui n’ont pas tous le même degré de radicalisation. Si le niveau est élevé, la surveillance sera assurée par la DGSI. Ce n’est pas le cas de Chérif. Et il n’est pas non plus fiché S. Il s’agit plutôt de signaux faibles. Mais si Chérif Sarr fréquente une mosquée connue pour ses prêcheurs radicaux, ce n’était pas le cas de son petit frère. Pour ce que nous en savons, Moussa n’était pas du tout là-dedans.
Servaz pensa au coran trouvé dans la chambre du jeune homme. La femme fit un signe et un cliché de la tête de cerf apparut, puis un autre du carreau d’arbalète planté dans l’épaule de Moussa.
— Par ailleurs, je ne vois aucune symbolique religieuse dans ce crime. Certes, on peut considérer qu’il a une dimension rituelle. Comme beaucoup de chasses, en somme. Mais si je devais relier cette ritualisation et le mot JUSTICE à quelque chose, ce serait plutôt à un groupe épris d’ordre et de traditions françaises. La chasse au cerf est pratiquée par des gens qui, pour la plupart, sont nostalgiques d’une époque où les traditions et l’ordre ancien prévalaient. En même temps, leur cible n’a certainement pas été choisie au hasard. Ils devaient avoir des informations sur Moussa.
— L’info de sa libération était dans le journal, dit quelqu’un.
— Sans doute. Mais pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
— Excellente question, dit Servaz. À propos de rituel, ajouta-t-il en se tournant vers le directeur de la police scientifique, on a analysé la tête de cerf ?
Celui-ci opina :
— Oui, et je l’ai soumise à un spécialiste des cervidés de l’Association nationale des chasseurs de grand gibier. Il n’y a aucun doute : il s’agit bien d’une tête de cerf élaphe, Cervus elaphus, dont on a conservé la peau, les bois en partie, et qui a été renforcée avec des empiècements de cuir à l’intérieur, pourvue d’une fermeture éclair à l’arrière et d’une courroie au-dessous. Il s’agit d’une pièce unique, de fabrication 100 % artisanale.
Le patron de la police technique et scientifique les regarda.
— Soixante mille, dit-il, c’est le nombre moyen de cerfs élaphes abattus chaque année en France. Soixante mille… Ne croyez pas que les populations diminuent pour autant. Selon ce spécialiste, le cerf occupe actuellement plus de la moitié des forêts françaises, contre moins de 20 % il y a trente ans. Et, contrairement à ce qu’affirment certains, le grand gibier prolifère : il n’y en a jamais eu autant. Tout ça pour vous dire qu’il va être très compliqué, voire impossible, de remonter la trace de ce cerf et de trouver où et quand il a été abattu.
Mauvaise nouvelle, pensa Servaz. Il avait cru que la piste du cerf les mènerait quelque part. Mais il constata avec soulagement que le groupe travaillait vite. Cela montrait leur motivation.
— On tient quand même quelque chose, ajouta le chef de la police scientifique, de ce ton destiné à retenir l’attention de tous.
Gagné. Ceux qui murmuraient dans leur coin firent silence. Tous les regards se braquèrent sur lui.
— Accouche, dit Servaz.
— Une autre source possible d’ADN : un cheveu coincé dans la crémaillère, à l’arrière. Il n’appartient pas à la victime. Maintenant, je ne veux pas vous donner de fausses espérances : l’ADN de cheveu, comme vous le savez, déçoit souvent, contrairement au sang, au sperme, à la salive et même aux os et aux dents. Le matériel ADN des cheveux se trouve dans la racine, les tiges sont du matériel mort. Le taux de succès est très faible, inférieur à 10 %.
— Comment tu sais qu’il n’appartient pas à la victime ? le reprit Servaz.
Le chef de la PTS sourit derrière son masque :
— Parce que, en attendant d’en savoir plus, on l’a surnommé « le Rouquin ».
12
IL RENTRA ÉPUISÉ, ce soir-là. La conférence de presse s’était conformée aux usages du genre, livrant un minimum d’informations sur l’enquête tout en donnant l’impression que les choses avançaient. Une nouvelle fois, c’était Esther Kopelman qui, parmi le panel des journalistes présents, limité à cause des règles sanitaires, s’était distinguée en levant la main.
— S’agit-il, selon vous, d’un crime raciste ?
Et voilà. La balle était lancée. Elle n’allait pas tarder à rebondir du côté des quartiers, des associations.
Il embrassa Léa qui lisait dans le salon.
— Les Impatientes, Djaïli Amadou Amal, dit-il en jetant un coup d’œil à la couverture du livre. Ça parle de quoi ?
— De l’effroyable condition des femmes au Sahel : de la polygamie, des mariages forcés, arrangés, des viols, des violences domestiques, du patriarcat…
— Encore l’Afrique : la semaine dernière tu lisais L’Enfant peul.
Elle lui sourit. Il remonta le couloir jusqu’à la porte de Gustav. L’ouvrit doucement. Son fils dormait sur le côté, le pouce dans la bouche, jambes repliées. Ses petits pieds avaient repoussé la couette.
Servaz regarda son garçon de neuf ans.
Nous sommes fragiles, se dit-il. Un million de choses peuvent mal se passer d’un million de façons différentes. La santé, la paix, la concorde sont difficiles et se gagnent tous les jours. La violence, la haine et la guerre sont des états par défaut.
Sur le mur, près du lit, il y avait un dessin d’enfant qui représentait une femme aux longs cheveux rouges en blouse blanche, avec en dessous le mot Maman. Servaz sentit ses yeux s’embuer. Ce n’était pas tout à fait exact : Léa n’était pas sa vraie maman et Gustav n’avait commencé à l’appeler ainsi que depuis quelques mois. Rien d’étonnant. Léa Delambre savait y faire avec les mômes : elle était médecin au pôle enfants de l’hôpital Purpan à Toulouse, spécialité gastro-entérologie, hépatologie et nutrition. Elle était entrée dans la vie de Martin deux ans auparavant, Gustav à peine un an avant elle[3].
Il avait vécu si longtemps seul après son divorce qu’à près de cinquante-deux ans il n’en revenait toujours pas d’avoir fondé, pour la deuxième fois de son existence, une famille.