Il referma la porte, hésita. Il avait besoin d’une douche. Non, il avait envie d’une douche. Mais une question le taraudait.
Il regagna le salon, remarqua qu’Anastasia, la baby-sitter, avait une fois de plus oublié ses écouteurs sur la table basse. L’avant-veille, avant qu’il soit appelé au milieu de la nuit, Léa et lui étaient sortis écouter l’Orchestre national du Capitole, qui avait avancé sa représentation à 18 heures à cause du couvre-feu, et dont le premier violon était à la fois leur voisin de palier et le père de la baby-sitter en question.
Ses jambes ramenées sous elle sur le canapé, tournant le dos à la bibliothèque, Léa, enveloppée dans une robe de chambre blanche, épaisse et moelleuse, était encore plongée dans sa lecture. Ses cheveux fauves tombaient sur le molleton blanc. Le peignoir était suffisamment ouvert pour qu’il devinât qu’elle ne portait rien en dessous hormis une de ses culottes noires Calvin Klein. En temps normal, la pensée de son long corps souple et chaud aurait peut-être suffi à l’émoustiller, mais pas aujourd’hui.
Il vit en passant que la télé était allumée, son coupé, sur une chaîne d’info, et que Léa la surveillait du coin de l’œil. Il reconnut le visage à l’écran. Autobronzant, cheveux jaunes laqués en forme de ridicule casque à visière, sourire de requin, regard froid. On était le 27 octobre. L’élection approchait. Pas ici, mais en Amérique. Tous les sondages donnaient Trump perdant. Mais ils s’étaient largement trompés la dernière fois, non ? Trompés parce que l’époque était devenue imprévisible. Quelle est notre époque, d’ailleurs ? se demanda-t-il. Celle de l’hystérie et des bouffons. Celle du manichéisme. Celle des réseaux sociaux et de leur folie. Certainement pas celle de la raison.
Puis le présentateur apparut et, au bandeau en bas de l’écran, Servaz comprit qu’il était en train de parler des annonces que devait faire le président français le lendemain et de la possibilité d’un nouveau confinement.
— C’était quoi ce truc important que tu voulais me dire ? demanda-t-il en se laissant tomber dans l’un des fauteuils.
Elle leva vers lui ses beaux yeux verts, reposa son livre sur la table basse d’une manière faussement négligente destinée à masquer, il le devina, sa nervosité. L’éclat de la lampe près du canapé soulignait ses pommettes hautes et son nez légèrement retroussé.
— Ça peut attendre demain, dit-elle d’un ton hésitant. Tu as l’air… épuisé.
De nouveau, la tension dans sa voix. Il se sentit devenir nerveux à son tour.
— Non, ça a l’air important. Cette chose qui nous concerne tous les trois…
— C’est toi qui es chargé de l’enquête sur ce gamin alors ? demanda-t-elle. Ils en ont parlé sur France 3.
— Pas moi, mon groupe, rectifia-t-il. Oui, je risque d’être pas mal absent dans les jours à venir.
Il se rendit compte que la fatigue le submergeait, assis dans le fauteuil. Mais aussi que ce que Léa avait à lui dire ne lui plairait sans doute pas, pour qu’elle reculât ainsi devant l’obstacle.
— Mmm. Tu vas encore te faire happer par ton enquête, dit-elle, comme la dernière fois, tu vas… Mais je suis mal placée pour te faire des reproches, ajouta-t-elle, soudain embarrassée, et de nouveau il fut sur ses gardes.
— Bon, alors, dit-il, de quoi tu voulais me parler ?
Elle se redressa en position assise. Genoux serrés. Chevilles croisées. Servaz tiqua. Il avait appris à observer les pieds et les jambes de ses interlocuteurs. Les pieds mentaient rarement. Léa était stressée.
— D’abord, je veux que tu saches que je suis heureuse avec toi… Et que… je t’aime… et j’aime aussi Gustav… énormément… Je tiens à vous deux…
Ça partait mal. Il eut l’impression qu’on lui versait du liquide réfrigérant dans l’estomac.
— C’est quoi, ce préambule ? demanda-t-il, les yeux plissés.
— J’ai été contactée par un ami. Il travaille à Médecins sans frontières…
Elle lui jeta un regard chargé d’incertitude.
— Il m’a proposé une mission en Afrique. Au Burkina Faso. Il y a eu là-bas, avec la spirale de violence qui touche le nord du pays, les massacres perpétrés par les djihadistes et les représailles intercommunautaires, plus de 500 000 personnes déplacées fin 2019, près de 800 000 cette année. Il leur faut plus de personnel soignant sur place. Il s’agit de venir en aide à des personnes qui sont dans le plus complet dénuement. Les besoins sont immenses pour assurer les soins de base et les soins secondaires. Et, parmi ces centaines de milliers de réfugiés, il y a beaucoup d’enfants…
Servaz la regardait fixement.
— Tu lui as dit non, j’espère, souffla-t-il. Tu lui as dit que ça n’était pas possible en ce moment…
Elle baissa les yeux, noua un peu plus ses chevilles.
— J’ai… j’ai dit que j’allais réfléchir… J’ai dit qu’il fallait d’abord que j’en parle avec toi et avec l’hôpital.
— Et avec Gustav, riposta-t-il, incrédule, avec une acrimonie qu’il regretta aussitôt.
— S’il te plaît, laisse-moi finir. Il ne s’agit que de quelques mois, un an tout au plus.
— Un an… ?
Il n’en crut pas ses oreilles.
— Tu penses sérieusement à partir là-bas alors ?
Elle le fixa d’un air impénétrable. Sans répondre. Mais la réponse était oui. Il le lisait dans ses yeux.
— J’arrive pas à le croire…, dit-il en secouant la tête.
— Martin, ces gosses, ils…
— Ne me parle pas de ces enfants. Ici aussi, il y a un enfant, je te rappelle. Qui a besoin de toi. Qui t’appelle « maman »…
— Ne fais pas ça…
— Faire quoi ? dit-il. Je suis égoïste, c’est ça ? Tu n’es pas heureuse ici avec nous ? Il doit bien y avoir quelqu’un d’autre qui peut y aller à ta place… Et c’est dangereux, tu y as pensé ?
— Personne ne pourra s’occuper de ces gosses mieux que moi, se justifia-t-elle.
Il eut envie d’élever la voix mais n’en fit rien. Lequel de nous deux est le plus égoïste ? se demanda-t-il. Elle, avec sa croisade ? Ou lui qui ne voulait pas prendre le risque d’une séparation ? Il eut soudain une vision de l’Afrique. Un cliché à la Out of Africa. Des fauves dans la brousse. Des couchers de soleil somptueux sur la savane. Et Léa entourée de toubibs jeunes et célibataires sous des tentes de fortune. Partageant leurs repas, leurs déceptions et leurs joies. Communiant avec eux dans la fierté d’accomplir une tâche noble, indispensable. Des mois comme ça à se côtoyer, à faire de plus en plus connaissance, à se rapprocher… Loin de la France, sur un continent magique.
La magie de l’Afrique…
Il se sentit jaloux, tout à coup. Jaloux d’un futur qui n’existait pas encore.
Il savait que ça ne ressemblerait pas à ça. Ce serait selon toute évidence un camp à la limite de l’insalubrité. Dans la boue, au milieu des mouches, des malades innombrables, de la malnutrition, des cris, des pleurs, des diarrhées, des fièvres. Des enfants morts. Des drames. Ce serait comme vouloir vider un puits sans fond. Il n’empêche. Une profonde inquiétude le gagna.
— Tu reviendras changée, dit-il. À ton retour, tu ne seras plus la même.
Un silence.
— Je n’ai pas encore pris ma décision, Martin…
— Tu en es sûre ?
IL SE LEVA. Fila dans la cuisine. Ouvrit la fenêtre et alluma une cigarette. C’était toujours ainsi. Ce que la vie vous donnait, elle vous le reprenait tôt ou tard. Ce qu’il désirait le plus lui avait toujours été enlevé. Pour quelque obscure raison, tous ceux à qui il tenait finissaient toujours par le quitter. Il ne croyait pas au destin. Cela avait donc à voir avec sa propre nature.