Il avait hâte d’être rentré. Ses yeux commençaient à ciller. Dans moins de quinze minutes, tu seras dans ton lit. Il les ouvrit grand, secoua la tête, remua la mâchoire et monta le volume. Seulement vingt bornes séparaient la maison de Christine de la sienne, mais il avait mis de la musique pour lutter contre l’endormissement. Des vieux morceaux comme les Traveling Wilburys, Dylan, Harrison, Tom Petty, Roy Orbison et Jeff Lynne : le bon son, quand il n’était pas encore saturé d’électronique et bousillé par des DJ à peine pubères.
Ç’avait été une longue nuit à l’hôpital, mais les deux dernières heures dans les bras de Christine lui avaient fourni une récréation bienheureuse et exténuante.
Il l’avait connue sur Tinder. Une appli qui lui avait permis à plusieurs reprises de faire des rencontres, mais qui l’emplissait en contrepartie d’un sentiment de culpabilité et de salissure. À quoi ça rimait ? Quel était le sens de tous ces « swiper » et ces « matchs » ? Il hébergeait une petite voix critique qui lui disait qu’entre le porno et les sites de rencontre, les relations amoureuses – les siennes en tout cas – ressemblaient de plus en plus à une foire aux bestiaux.
Nous ne sommes plus seulement ceux qui consomment, nous sommes les produits consommés, pensa-t-il. Consommables et jetables…
Il savait ce que ce genre de réflexion, de même que celle sur la musique, signifiait : qu’il se faisait vieux. Qu’il n’avait que quarante ans mais pensait déjà comme un vieux, comme ses parents – paix à leur âme – avaient pensé avant lui. C’est ce que sa femme et ses enfants ne cessaient de lui répéter. Seule Christine flattait son ego en lui disant qu’il avait un sacré corps pour un mec de…
Merde !… Quelque chose venait de surgir des bois, bondissant sur la route droit devant lui.
Un cerf ! Un putain de cerf ! Il jura. Vit trop tard les grands bois majestueux de l’animal qui se jetait devant ses phares pour traverser la chaussée. Il écrasa la pédale de frein, les fesses décollées du siège, mais ne put éviter le choc. À l’ultime instant, avant d’être heurté par la voiture, le cerf tourna son regard vers lui, et il entrevit deux yeux pleins de frayeur, deux yeux presque humains, dans l’incendie des phares.
La collision fut terrible.
Elle secoua la voiture tout entière au moment où il parvenait enfin à piler, dans le hurlement des pneus et la gomme abandonnée sur l’asphalte – et le corps du grand animal fut dans un premier temps précipité sur le capot avant de retomber devant le pare-chocs, sur la route.
Déjà il ouvrait la portière, il descendait. Il marchait vers l’avant du véhicule. Portant son regard au-delà du capot enfoncé, il vit la forme allongée sur le bitume, dans le flot de lumière qui étirait une ombre immense et noire de l’autre côté du corps.
Il ouvrit la bouche, en manque d’oxygène. Ses pupilles se dilatèrent. Il était sûr qu’il n’oublierait jamais cette image.
Car ce n’était pas un animal qui gisait sur la route : c’était un homme.
LUNDI
1
NUIT. Forêt. Phares. La lune au-dessus. Des arbres dans les phares. Quantité d’arbres. Et fort peu de maisons. Plutôt, de loin en loin, une ferme. Isolée. Solitaire. Ils avaient été tirés de leur lit à 4 heures du matin.
— C’est vert ici, commenta Samira.
Il n’y eut pas d’autre commentaire. Servaz avait été arraché à un cauchemar dans lequel il dînait en compagnie de tous les morts qu’il avait croisés dans sa vie de flic, quand le téléphone avait vibré sur sa table de chevet. C’était Chabrillac, le nouveau patron de la police judiciaire. Le procureur de Foix avait appelé au beau milieu de la nuit le magistrat de permanence au parquet de Toulouse, lequel venait de saisir la PJ pour une mort suspecte intervenue sur les routes de l’Ariège. Un jeune homme renversé par une voiture vers 2 h 30 du matin. Apparemment, il avait surgi de la forêt devant le véhicule, le chauffeur n’avait rien pu faire.
— Un accident de la route ? avait dit Servaz, perplexe, encore dans les vapes, en regardant l’heure.
— Il portait une tête de cerf… il était blessé et on a toutes les raisons de croire que… hmm… qu’il fuyait quelque chose… ou plutôt quelqu’un…
Servaz s’était aussitôt senti parfaitement réveillé.
— Un accident de la route ? avait répété Samira, incrédule, quand il l’avait jointe cinq minutes plus tard.
— Un accident ? avait dit Vincent peu après, en murmurant pour ne pas réveiller Charlène.
Samira Cheung et Vincent Espérandieu : les deux meilleurs éléments de son groupe d’enquête. Il avait eu du mal à les faire accepter au début. Samira ressemblait à une gothique énervée et Vincent à un jeune homme un peu trop maniéré. À leur arrivée, Servaz avait assisté à une réaction en chaîne de sous-entendus, ragots, quolibets plus ou moins homophobes ou sexistes. Il y avait mis le holà. Il avait aussi confié de plus en plus de responsabilités à l’un comme à l’autre. Il savait reconnaître un bon enquêteur quand il en voyait un. Cela faisait douze ans à présent que Samira et Vincent avaient rejoint son groupe. De l’eau avait coulé sous les ponts. Il saisit le thermos de café que Samira, assise à l’arrière, lui tendait. Remplit son propre gobelet. Abaissa la vitre puis son masque, et but une gorgée, tandis que Vincent conduisait. Se penchant, il leva les yeux vers le ciel nocturne à travers le pare-brise. Une lune ronde et souriante les accompagnait.
Ils ralentirent en apercevant la lueur des gyrophares à une centaine de mètres, dégoulinant des grands arbres. Vincent freina. Servaz fut surpris par le nombre des véhicules. Il vit des silhouettes derrière les rubans jaunes. Des lumières très vives et une tente. Elle trouait la pénombre d’une note plus claire. Ils se rangèrent sur l’accotement herbeux.
— On n’est pas les premiers, constata Espérandieu, les mains sur le volant, c’est jour d’affluence chez les pandores, on dirait.
— Qu’est-ce qu’ils foutent ? demanda Samira en s’inclinant entre les sièges. Ils nous saisissent ou ils refilent l’affaire à la gendarmerie ?
— En tout cas, j’ai rarement vu autant de monde pour un simple accident de la route, dit Vincent.
Quand ils descendirent, la couverture nuageuse s’était reformée, la lune avait disparu. L’éclair des gyrophares les aveugla, tandis qu’ils se dirigeaient, une main en écran, vers le ruban antifranchissement. Servaz songea que la vie était comme ces gyrophares : une lueur entre deux éternités de nuit. Elle brille un court moment puis s’éteint. Et la seule chose qui demeure, c’est le souvenir de cette lueur. Qui finit par s’éteindre, lui aussi.
Il nota que les gendarmes, les premiers arrivés, avaient travaillé rapidement et sérieusement. Ils avaient divisé l’espace en trois zones dont les limites invisibles étaient cependant matérialisées par la présence dans chacune de professionnels différents : la zone no 1 était celle de l’accident proprement dit, avec la voiture encore examinée par les techniciens de scènes de crime en combinaisons blanches ; la zone no 2, dans les bois, celle par où, sans doute, le jeune homme était arrivé, et d’autres tenues de cosmonautes la passaient au peigne fin ; enfin, dans la zone no 3, se rassemblaient, à l’écart, le reste des effectifs et les magistrats.