Выбрать главу

Il tira sur sa clope, écoutant la nuit toulousaine. Elle était pleine de bruits qui n’évoquaient pas la savane, et pourtant des fauves y rôdaient en nombre : léopards, guépards, hyènes, lions… Quel genre de fauves avait chassé Moussa Sarr ? Quel but poursuivaient-ils ? Et Moussa lui-même était-il un fauve chassé par des prédateurs plus grands que lui ou un inoffensif herbivore ?

Une question hantait Servaz. Et si ces fauves étaient issus de leurs propres rangs ? Et si l’ennemi était à l’intérieur ? Comment réagiraient-ils quand Servaz s’approcherait d’eux ?

SAMIRA CHEUNG coupa le sifflet à Slayer, descendit de la Clio qu’elle venait de récupérer à l’atelier, prit pied sur le champ boueux qui tenait lieu de jardin, à vingt kilomètres au sud de Toulouse. Sa grande et vieille maison entourée de bois était plongée dans l’obscurité. Samira avait fait l’acquisition de cette drôle de bâtisse pleine de coins et de recoins, délabrée et de traviole, dix ans plus tôt. Depuis, elle n’avait jamais cessé de la retaper. Samira n’était pas pressée : elle la restaurait petit à petit, en fonction de ses maigres économies mais aussi de ses amants, lesquels étaient assez souvent recrutés dans des corps de métier comme maçons, couvreurs, plombiers. Samira préférait aux célibataires qui se durcissent la couenne dans des salles de sport et aux barbus qui promeuvent des valeurs positives et mangent bio les hommes qui travaillent de leurs mains et châtient leurs corps dans des tâches harassantes.

Parce que, pour la faire courte, ils ne se prenaient pas la tête et assuraient assez souvent au pieu.

Elle avait conscience de ce qu’un tel jugement avait de condescendant, voire de réducteur, mais c’était à ses yeux un vrai compliment : Samira cultivait pour sa part des valeurs telles que la simplicité, la franchise brute et l’absence totale d’hypocrisie – autrement dit le droit de parler sans avoir à tourner vingt fois sa langue dans sa bouche –, les repas carnés et le sexe sans les sentiments ni le boniment. Elle aimait beaucoup Martin, mais jamais elle n’aurait pu vivre avec un mec aussi compliqué – en dehors du fait qu’il n’était pas du tout son type et qu’il avait des goûts musicaux de grand-père.

Elle regarda la moto appuyée sur sa béquille près de l’entrée, tourna la clé dans la serrure. Actionna l’interrupteur. Rien. Noir complet. Elle sentit son pouls s’accélérer. S’avança prudemment dans la pénombre du couloir. La maison était totalement silencieuse.

— Il y a quelqu’un ? cria-t-elle.

Pas de réponse. La nuit était assez claire pour qu’une vague cendre grise se glissât par la partie vitrée de la porte. Aussi, un clair-obscur plus obscur que clair régnait dans le couloir, qu’elle remonta lentement, tous les sens en alerte. Il y avait encore des pots de peinture et des bâches plastique qui traînaient le long des murs. On aurait pu facilement se cacher.

— Il y a quelqu’un ? répéta-t-elle.

Soudain, une ombre jaillit derrière elle et la plaqua violemment contre le mur. Une main écrasa sa bouche et un corps fébrile se pressa contre le sien, une odeur de savon et d’eau de toilette dans ses narines.

— Ne fais pas un geste, murmura la voix rauque dans son oreille. Ne tente rien.

Elle hocha la tête. Son cœur battit si puissamment dans sa cage thoracique qu’elle en eut presque le vertige.

— Tu sais que Jack l’Éventreur n’a jamais été identifié ? continua la voix. Tu sais que dans Les Cent Vingt Journées de Sodome quatre aristocrates s’enferment dans un château avec quarante-deux jeunes gens, filles et garçons, livrés à leur… pouvoir absolu ?

En même temps, une main se glissa sous son pull, caressa ses seins, puis descendit défaire sa ceinture et le zip de son pantalon. La main entra dans sa culotte. Samira en avait les jambes qui tremblaient ; elle sentait l’érection contre ses fesses. Elle inséra sa main entre eux, posa ses doigts dessus.

— Ah non, merde, c’est pas du jeu ! gémit-il en s’écartant. Samira, t’es pas drôle !

Toutes choses égales par ailleurs, côté fantasmes et perversion, celui-là n’était pas mal non plus… Ça lui apprendrait à avoir choisi un prof de lettres, pour une fois.

13

MINUIT. Une lune pâle brillait sur les vallons, les bois noirs et les prés en pente, tandis qu’une légère brume coulait dans les creux, à une centaine de kilomètres au sud de Toulouse. Au sommet de la colline, à une lieue du village, au-delà du grand portail rouillé et du mur d’enceinte qui longeait la petite départementale, la lune éclairait la façade du château.

Il paraissait immense et menaçant dans la nuit glaciale, son toit hérissé de hautes cheminées sur le ciel nocturne. Il projetait une ombre lugubre sur le parc orné d’arbres bicentenaires, avec ses dépendances : une étable, des écuries et une maison de gardien non loin de la grille. La plupart des fenêtres étaient éteintes. Mais, en contournant l’édifice par la droite, on aurait aperçu, au-dessus des buis taillés, des fenêtres aux carreaux sertis de plomb au travers desquelles brillait une clarté.

À l’intérieur, une vaste salle de séjour avec une cheminée monumentale ; le feu clair jetait des lueurs dans la pièce obscure. Des tapisseries et des tableaux de maîtres aux murs. Une bibliothèque. Des trophées de chasse, du grand gibier des forêts d’Europe : sangliers, daims, cerfs – mais aussi, clou de la collection, une énorme tête de lion.

Le fauve semblait contempler la petite assemblée de son œil farouche, qui luisait dans la faible lumière, faussement endormi, comme pour mieux tromper sa proie avant de bondir dessus. Le vent mugissait au-dehors. Mais, à l’intérieur, tout était silence et ombre, hormis le ronflement des flammes, si bien que, quand la voix s’éleva, elle parut jaillir du cœur même de la demeure :

— Comment est-il possible que personne n’ait pensé à contrôler la route ? dit le seul homme assis, sur une chaise à haut dossier, devant la cheminée.

Il émanait de cette voix – comme de cette silhouette découpée sur la clarté du feu – une aura d’autorité et d’inflexibilité. Les faibles rayons de lumière en provenance de l’âtre caressaient ses longues mains veinées posées sur les accoudoirs de chêne. Le visage demeurait invisible.

— Il ne passe jamais personne sur cette route la nuit, tenta l’un des hommes debout. Et il y a le couvre-feu… Cette voiture n’aurait jamais dû se trouver là.

Pendant un moment, aucun mouvement ne se fit dans la pièce. Rien d’autre ne troubla le silence que le crépitement des flammes mordant les bûches. Puis la haute silhouette se déplia très lentement.

— Meslif, vous êtes un imbécile, déclara-t-il, je vous avais dit de sécuriser les alentours.

Le dénommé Meslif, petit, trapu, cheveux et sourcils noirs, une expression dure plaquée sur le visage, garda la tête baissée.

— Il aurait fallu plus d’hommes, se justifia-t-il, avec une timidité étonnante pour quelqu’un habitué à se faire respecter. Et plus d’hommes aurait signifié plus de risques de fuites…

Nouveau silence.

Le personnage de haute stature se détacha du fauteuil. Sortant de l’ombre pour s’approcher de la cheminée, il offrit ses longues mains au foyer. Il régnait une température glaciale dans le reste de la salle.

— Ça ne devait pas se passer comme ça, dit-il, et sa voix, désincarnée, funèbre, sonna comme une condamnation.