Sifflements et chuintements dans l’âtre. Les flammes s’élevaient, s’abaissaient, chahutées par le vent qui s’engouffrait dans le conduit. Elles éclairèrent par en dessous le visage ridé, le grand front, le crâne rasé, les joues si creuses que l’homme semblait en train d’aspirer quelque chose, les profonds sillons les labourant comme ceux d’une écorce de frêne. Il portait une robe de chambre en soie nouée à la ceinture sur un pull et un pantalon de velours, chaussait une paire de mules.
— Ça ne devait pas se passer comme ça…, répéta-t-il. Celui-là, on devait le renvoyer chez lui vivant, avec ce mot gravé sur sa poitrine. Pour qu’il aille raconter aux autres comment il avait été chassé. Que toutes ces ordures comprennent qu’il y a un nouveau joueur dans le jeu et que, désormais, la justice va vraiment être rendue.
— Des questions, ils s’en posent déjà, dit un homme presque aussi grand que lui, avec une face longue et canine, des petits yeux rapprochés et teigneux, un collier de barbe mal taillé. Avec ce mot sur sa poitrine justement, ils ont sûrement compris que les règles du jeu sont en train de changer.
L’homme de haute stature se retourna.
— Mais maintenant, la presse va y mettre son nez. C’est le genre d’histoire qui fait saliver les journalistes. On sait qui dirige l’enquête ?
— Oui, c’est le groupe du commandant Servaz, dit un troisième, râblé, ventripotent, très laid, plus âgé que les deux premiers et le seul en costume-cravate. Au SRPJ de Toulouse. Un excellent flic. C’est lui qui a résolu l’enquête sur les meurtres d’Aiguesvives il y a deux ans… Et ceux de Saint-Martin-de-Comminges, il y a une dizaine d’années : cette histoire de cheval suspendu en haut d’un téléphérique et la série de meurtres qui a suivi. Ça n’est pas vraiment une bonne nouvelle…
— Il faudrait qu’on ait les moyens de suivre les progrès de l’enquête, dit un autre.
Il était minuit passé, ce 28 octobre. Sur le mur, le lion observait les quatre hommes, qui avaient l’air minuscules dans la grande salle obscure, tandis qu’à l’extérieur la température était encore descendue et que la nuit recouvrait les abords du château, les pelouses et les grands chênes.
MERCREDI
14
IL S’ÉVEILLA APRÈS tout le monde, ce mercredi 28 octobre. Plissa les yeux dans la clarté qui tombait de la fenêtre. Il n’avait pas entendu l’alarme de son téléphone. Ni Léa se lever.
Il s’assit au bord du lit, renifla l’odeur de café. Il l’achetait chez un torréfacteur pour la simple raison que cette odeur qui flottait dans la rue, à l’approche du magasin, le ramenait à son enfance. Mais il avait remarqué que, ces derniers temps, plus il vieillissait, plus les souvenirs de cette période se faisaient doux-amers, et il avait plutôt tendance à les écarter.
— Martin, tu peux t’occuper de Gustav ? lança une voix à l’autre bout de l’appartement. Je suis à la bourre !
— Moi aussi ! répondit-il sous le jet brûlant de la douche, sans être sûr qu’elle ait entendu – ou voulu l’entendre.
— Est-ce que tu peux déposer Gustav au centre de loisirs ? Tu m’entends ?
— Oui, je t’entends ! C’est sur ta route ! protesta-t-il. Ça me fait faire un détour !
— S’il te plaît ! J’ai une réunion importante !
— Oh, bon, d’accord…
Il ne pouvait s’empêcher de repenser à ce qu’elle lui avait dit la veille au soir. Il avait très mal dormi. Sans cesse réveillé par le souvenir de leur querelle.
— Merci, je te revaudrai ça, lui cria Léa.
Il entendit la porte claquer. Quand il entra dans la cuisine, Gustav était assis à la table du petit déjeuner. Il regardait un dessin animé. Il avait l’air détendu et heureux – et rien que cela était une petite victoire après tout ce qu’ils avaient traversé.
— Maman était pressée, dit Gustav en souriant.
Servaz sentit son estomac se nouer. Il contempla son fils. Il faudra peut-être que tu t’habitues à vivre sans elle, songea-t-il. Et à ne plus l’appeler maman…
— Elle a beaucoup de travail en ce moment, répondit-il.
— Toi aussi, fit remarquer Gustav. Tu rentres tard.
— Je sais, bouchon.
— Tu ne me dis même plus « bonne nuit ».
— Je l’ai fait hier soir, tu ne t’en es pas rendu compte ?
— Si, répondit Gustav avec un sourire si large qu’il eut honte de son mensonge.
Avant de quitter l’appartement, il récupéra les écouteurs d’Anastasia, la fille du voisin, sur la table du salon.
Radomil était en train de répéter de bon matin, sans doute les fenêtres ouvertes pour en faire profiter toute la rue, car Martin entendait son violon. Il dressa l’oreille, se concentra : le Concerto pour violon de Mieczysław Karłowicz. Le morceau demandait une maîtrise approfondie de l’instrument, de la virtuosité, du brio, une exécution parfaite.
Il regretta d’interrompre le legato en cognant à la porte voisine. Derrière le battant, le silence se fit. Des pas, puis la porte s’ouvrit sur le musicien aux longs cheveux gris et à la barbe sombre.
— Ta fille a oublié ses écouteurs, dit Martin.
Radomil les prit, son violon dans l’autre main :
— Tu as bien fait de me les rapporter. Sinon j’aurais eu droit au hip-hop d’Anastasia dans les enceintes du salon. Bonjour, jeune Gustav, ajouta Radomil en s’inclinant très bas devant le garçonnet blond, qui lui rendit son bonjour en souriant.
— Tu jouais le Concerto pour violon de Karłowicz ?
Le musicien aux faux airs de hippie vieillissant se redressa de toute sa haute taille, fronça les sourcils, sans cacher son étonnement : ce n’était pas la première fois que Martin le surprenait par ses connaissances.
— Comment se fait-il qu’un flic ait une culture musicale aussi étendue ? dit-il. Tous les policiers français sont comme toi ?
Radomil et sa fille étaient arrivés de Bulgarie cinq ans plus tôt. Titulaire d’un titre de séjour, il avait fait récemment sa demande de naturalisation.
— Bien sûr, je vous aurai des places – et je m’arrangerai pour qu’Anastasia soit disponible et garde Gustav. Comme ça, vous n’aurez aucune excuse, Léa et toi.
— Les voisins ne se plaignent jamais ?
— Ça te dérange, toi ?
— Évidemment que non, répondit Martin en se dirigeant vers l’ascenseur.
— La musique adoucit les mœurs, n’est-ce pas ce qu’on dit ?
Servaz pensa aux nombreuses querelles de voisinage pendant le confinement du printemps, qui avaient eu pour origine un voisin trop bruyant, des goûts musicaux divergents. Et qui avaient fini par une intervention de la police.
— Pas si sûr…, répondit-il.
— Bonne journée, jeune Gustav ! Amuse-toi bien ! lança dans leur dos, solennel, le grand Radomil avant de refermer la porte.
Servaz entendit les notes s’élever de nouveau.
LE COULOIR DU deuxième étage de l’hôtel de police était plein de gens qui allaient et venaient avec des masques sur le visage, et, certains jours, Servaz avait l’impression d’être dans un film de science-fiction. Ou bien il se disait qu’il allait finir par se réveiller. Mais le cauchemar s’éternisait… Vincent Espérandieu était à son poste, les mêmes écouteurs blancs que ceux d’Anastasia sur les oreilles. En train d’écouter du rock indé probablement. Il avait essayé d’initier Servaz, mais il avait très vite laissé tomber quand Martin, en retour, lui avait parlé d’un génial compositeur autrichien nommé Mahler.