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Servaz se souvint fugacement de l’époque où il s’était rapproché de Charlène Espérandieu, la très belle femme de son adjoint. Ils s’étaient sentis presque irrésistiblement attirés l’un par l’autre. En ce temps-là, Charlène était enceinte de Flavien, qui avait aujourd’hui onze ans et dont il était le parrain. Mais ils n’avaient jamais sauté le pas. Il s’était souvent demandé ce qui se serait passé s’ils l’avaient fait.

Dès que son chef de groupe apparut, Vincent reposa ses écouteurs.

— Catherine Larchet a appelé, dit-il. Ils ont un match dans le FNAEG.

Le fichier des empreintes génétiques… Martin sentit son rythme cardiaque s’accélérer.

— Qui ça ?

— Le cheveu roux coincé dans la crémaillère de la tête de cerf. Il s’appelle Kevin Debrandt. Dix-sept ans. Cinq mentions au casier judiciaire. La dernière en date pour une agression très violente avec un complice dans un hôtel particulier de Toulouse. Placé en centre spécialisé pour mineurs, dont il s’est échappé.

S’appelle ou s’appelait, pensa Servaz avec une démangeaison dans la nuque. Kevin Debrandt avait dix-sept ans et, apparemment, un passé déjà chargé. Rien de très surprenant : 45 % des vols avec violence et un tiers des cambriolages étaient commis par des mineurs. Il y avait longtemps que l’ordonnance de 1945 sur la justice des mineurs n’était plus adaptée à la délinquance et à la violence actuelles. Sans parler des jeunes majeurs étrangers qui mentaient sur leur âge pour échapper à des peines plus lourdes.

Il se rendit compte que ses pires craintes étaient en train de prendre corps. Celles que Samira et lui avaient formulées, celles que le divisionnaire avait balayées d’un geste : Moussa Sarr n’était peut-être pas le premier… Combien d’autres ? Il inspira. Il ne pouvait plus ignorer l’appréhension au creux de son ventre, ce malaise qui grandissait.

— OK, réunis tout le monde, dit-il.

— KEVIN DEBRANDT. Dix-sept ans et un casier judiciaire déjà copieux. Ses deux derniers faits d’armes : en 2019, sous la menace d’une arme factice, il contraint une jeune femme à le convoyer jusqu’à Montauban, où se trouve sa petite amie de l’époque. Son « otage » parvient à lui échapper dans une station-service. Durée du rapt : moins d’une heure. Son avocat expliquera que son client avait juste le sentiment de « faire du stop ».

Derrière lui, sur l’écran, apparut un visage allongé, à la peau pâle, aux yeux clairs, comme lavés, encadré de cheveux roux. Kevin Debrandt avait un museau étroit, qui le faisait ressembler à un animal fouisseur. Ou à un renard. Servaz se détourna de l’écran.

— Le dernier est plus sérieux : début 2020, il fait irruption avec un complice dans un hôtel particulier du centre de Toulouse. Muni d’armes de poing, authentiques ou pas, d’un couteau, de cagoules et de gants, le commando séquestre les propriétaires des lieux : un banquier toulousain et son épouse, après les avoir aspergés de gaz lacrymogène et ficelés. Ils frappent l’homme, menacent de violer la femme, se font remettre le code du coffre, volent les bijoux, un ordinateur portable, les téléphones et s’en vont. Mais l’homme fait un malaise. Sa femme réussit à se libérer et à appeler les secours. L’enquête est confiée à la brigade criminelle de la Sûreté départementale, qui retrouve une trace ADN, la même qu’on a retrouvée sur la tête de cerf : celle de Kevin Debrandt.

Il marqua une pause, leur laissa le temps d’assimiler ces informations. De bien piger ce qui se jouait : ils venaient de faire une percée décisive, ils avaient trouvé un lien entre la tête de cerf que portait Moussa et un autre garçon lui aussi connu pour de nombreux faits délictueux.

— Kevin Debrandt a été appréhendé mais il a refusé de donner le nom de son complice. Il a été placé en centre spécialisé pour mineurs. D’où il s’est échappé le soir même. Personne ne s’est donné la peine de se lancer à sa poursuite depuis…

Un murmure autour de la table.

— On a essayé de le joindre, mais son téléphone ne répond pas. Il est peut-être éteint… ou alors il l’a bazardé… On va demander l’historique de bornage. Une fois qu’on saura quelles bornes l’appareil a activées, on pourra reconstituer son parcours. Par ailleurs, sa dernière adresse connue est un squat en centre-ville. Et il faudra aussi interroger les parents.

Il s’interrompit.

— Espérons que Kevin Debrandt ne s’est pas évanoui dans la nature…

Il allait poursuivre quand Chabrillac surgit dans la pièce, un exemplaire de La Garonne à la main. Servaz se raidit. Le divisionnaire avait l’air fort mécontent. Il jeta le journal sur la table dans un mouvement d’humeur. Servaz se pencha et lut :

UN ADO CHASSÉ COMME DU GIBIER EN ARIÈGE

Crime raciste ou règlement de comptes ?

Nom de Dieu, Esther ! C’était encore pire que ce qu’il avait craint. L’article était accompagné d’un portrait de Moussa que la journaliste avait dû récupérer chez la famille. Servaz se cabra. Moussa Sarr n’était pas un ado. Il était majeur ! Pour le reste, le titre ne mentait pas. Il appréhendait de lire le texte pondu par la journaliste. Et l’angle d’attaque qu’elle avait choisi.

— C’est la cata ! s’écria Chabrillac. L’article parle de la tête de cerf, et aussi de la façon dont Moussa a été retrouvé nu après avoir été chassé et blessé par un carreau d’arbalète. Cette satanée journaliste évoque même des pratiques dignes, je cite, « du Ku Klux Klan » ! Elle s’inquiète, à juste titre, à l’idée que ceci puisse arriver au XXIsiècle dans notre région. Bref, on va nous mettre une pression d’enfer et on va avoir les médias pendus à nos basques…

Chabrillac le regarda. Ses petits yeux lançaient des éclairs.

— Commandant, il me faut des résultats, dit-il. Je ne veux pas que ça traîne. Mettez les bouchées doubles.

Toute l’équipe s’accorda à dire que cela allait être une enquête longue et difficile. Qu’il leur fallait du temps.

— Je me fous de vos états d’âme ! tonna-t-il soudain. Vous me prenez pour qui ? On va avoir les médias nationaux sur le dos avec cette histoire ! La préfète ! Le directeur de la police ! Et sans doute le ministre ! Et ce sera à moi de rendre des comptes ! Pas à vous !

Il avait hurlé. Il était rouge. Autour de la table, tout le monde resta muet de saisissement.

— On en a peut-être découvert un autre, dit Servaz calmement, sans se démonter.

— Un autre quoi ? demanda le divisionnaire d’un ton irrité en pivotant vers lui.

— Une autre victime. Kevin Debrandt. Dix-sept ans. Il y avait un de ses cheveux accroché à la crémaillère de la tête de cerf. À moins qu’il n’ait fait partie de ceux qui ont traqué Moussa…

Il vit distinctement Chabrillac sursauter.

— Quoi ? Nom de Dieu… Sérieux ? Une autre victime… ? Il est… il est… ?

— Blanc, répondit Servaz en comprenant où le divisionnaire voulait en venir. Sinon, même profil que Moussa Sarr : petit délinquant en liberté malgré de nombreuses condamnations…

Il constata que son patron vidait ses poumons de soulagement.

— Je veux qu’on laisse filtrer cette information en direction de la presse, dit aussitôt ce dernier.

— Pas question, rétorqua Servaz. C’est une découverte majeure. Nous devons l’exploiter sans en parler à personne, au contraire, et voir où cela nous mène.