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Chabrillac désigna le journal qui passait de main en main.

— Je ne veux plus de ce genre de titre !

— Patron, insista Servaz, si vous voulez qu’on attrape rapidement les assassins, laissez-nous faire notre boulot.

Chabrillac resta un moment en arrêt, comme un chien qui a entendu un coup de sifflet ultrasonique. Martin fut surpris de découvrir chez lui une hostilité aussi évidente. Finalement, le divisionnaire déclara d’un ton glacial :

— Commandant, ne me dites pas ce que je dois faire, et il y a peut-être quelqu’un dans votre groupe d’enquête qui parle à la presse. Cette journaliste sait un peu trop de choses, à mon sens… À votre place, plutôt que d’avoir des exigences, je me préoccuperais de savoir quel est l’enfant de putain qui bave en dehors de ces murs.

Le ton était acerbe, ouvertement belliqueux. À la limite de l’insulte. Servaz blêmit. La colère le gagna à son tour.

— Ce groupe est sous votre direction, commandant, renchérit le divisionnaire en pointant un doigt vers la poitrine de Servaz (et ils crurent un instant qu’il allait la toucher). Tout ce qui se passe ici, vous en assumez la responsabilité. Je sais que vous avez souvent eu des résultats, mais je sais aussi que vos méthodes pour le moins… iconoclastes n’ont pas toujours été du goût de tout le monde. Vous êtes déjà passé en conseil de discipline deux fois. Je ne sais par quel miracle vous êtes encore chef de groupe, mais avec moi, vous allez filer doux. Et faire comme je vous dis. J’ignore quels étaient vos rapports avec mon prédécesseur, mais ici, c’est moi qui commande, et je ne laisserai pas un intello dans votre genre me prendre de haut, c’est compris ?

Il le fit bel et bien en fin de compte : tapoter la poitrine de Servaz comme s’il voulait enfoncer son doigt dedans.

— Vous êtes peut-être une légende ici, vous aimez peut-être faire les gros titres, mais je vais vous dire : j’en ai rien à branler. Vos états de service ne m’impressionnent pas. Remuez-vous et ramenez-moi du concret, c’est tout ce que je vous demande. Ai-je été assez clair ?

Sur ces mots, « Hulk » fit volte-face et quitta la pièce.

15

— VOUS ÊTES SÛR que c’est ici ?

Raphaël regarda le propriétaire des lieux, un homme dans la soixantaine affublé d’une casquette irlandaise posée sur d’épais cheveux blancs.

— Évidemment que c’est ici, répondit celui-ci.

Servaz, Samira et Katz se tenaient au centre du pouvoir tel que l’avaient dessiné les capitouls, les consuls de la ville, deux cent cinquante ans plus tôt. Place du Capitole, sous les arcades, face à l’immense esplanade fermée de l’autre côté par l’hôtel de ville. Le froid était mordant en dépit du pâle soleil qui caressait les avant-corps et les colonnes.

Le petit homme coiffé sans le savoir à la mode des truands irlandais – à moins qu’il ne fût un fan de la série Peaky Blinders – montra la porte ouverte à côté de la devanture d’un restaurant.

— La porte reste ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les lycéens du quartier connaissent l’adresse. Ils viennent s’asseoir sur les marches, boire et fumer. Tous les SDF de la ville la connaissent aussi, se lamenta-t-il.

Ils franchirent le seuil.

D’un coup, le faste de la place fut oublié. Au pied de l’escalier, le sol était jonché de centaines de mégots, de cendre grise, de bouteilles et de canettes vides. La peinture sur les murs s’écaillait par plaques entières, des tags clamaient : « NON AUX EXPULSIONS », « LE DROIT AU LOGEMENT AVANT LE DROIT À LA PROPRIÉTÉ ».

— Ils ont condamné l’issue de secours, expliqua l’homme en s’engageant dans l’escalier branlant et crasseux. Ils montent sur le toit et ils jettent des poubelles en feu dans le conduit de la cheminée, qui leur sert à la fois de vide-ordures, de toilettes et d’incinérateur.

Ils parvinrent à un premier palier entièrement recouvert de seringues usagées, d’emballages divers et de boîtes de médicaments parmi lesquels ils se frayèrent un chemin. Une odeur d’excréments, d’urine, de cannabis et de détritus carbonisés les prit aux narines.

— Putain, c’que ça pue ! s’exclama Samira. Ici, la course à la boulette de shit pourrait rapporter gros…

— La course à quoi ? demanda Katz.

— La course à la boulette de shit… Un gramme de shit égale une interpellation. C’est bon pour le chiffre. Résultat, tu chopes tout ce qui bouge, tu te concentres sur les petits poissons et tu oublies les enquêtes longues et fastidieuses qui pourraient te permettre de choper les gros, mais qui demandent trop de temps et d’énergie pour un rendement statistique dérisoire. Les stats, c’est ce qui fait bander les chefs.

— Mais on chopera jamais les gros poissons comme ça, fit remarquer Raphaël en enjambant précautionneusement les seringues.

Samira lui jeta un coup d’œil sans indulgence :

— T’es nouveau, toi, ça se voit.

Ils attaquèrent la dernière volée de marches. Sur le palier, deux hommes et trois femmes, l’air menaçant, les regardaient monter. Ils n’avaient pas plus de trente ans et la plus jeune était peut-être mineure. Aucun ne portait de masque.

— Qu’est-ce que tu fous ici, toi ? dit l’un des deux individus au proprio.

— C’est mon immeuble, je suis chez moi, riposta M. Casquette, encouragé par la présence policière.

Le jeune homme éclata de rire.

— Je vais te montrer qui est chez lui ici, le vieux…

Servaz dégaina sa carte. Les trois jeunes femmes lui lancèrent aussitôt des regards haineux.

— On n’est pas là pour vous virer, on cherche quelqu’un, dit-il, maussade.

Il était d’une humeur de chien. Il n’avait toujours pas digéré la sortie du divisionnaire.

— On parle pas aux keufs de toute façon, ça rend con, répondit le même sans paraître le moins du monde inquiet – et des gloussements saluèrent cette réponse.

— On cherche Kevin, insista Servaz en montant les dernières marches. On craint qu’il lui soit arrivé quelque chose. Quelque chose de grave… Vous l’avez vu récemment ?

— Vous n’allez pas les expulser ? gémit le proprio.

— Kevin ? lança une voix puissante en provenance du couloir sur leur gauche. On ne l’a pas vu ici depuis un certain temps… Pourquoi vous le cherchez ? Et c’est quoi, cette chose que vous craignez ?

Un grand gaillard en tenue africaine traditionnelle venait d’apparaître sur le palier. Immense, massif, il dominait les autres d’une bonne tête. Sa figure aux traits fins était encadrée d’une barbe abondante. Servaz lui donna dans les trente-cinq ans.

— On peut parler ? dit-il.

L’homme leur fit signe de le suivre. Servaz, Samira et Raphaël passèrent devant le groupe des cinq jeunes gens, remontant un couloir faiblement éclairé mais rempli de monde. Des visages méfiants et méprisants se retournaient sur leur passage. Des silhouettes hostiles les frôlaient. Tous étaient jeunes, voire très jeunes. Servaz estima qu’ils étaient au moins une trentaine là-dedans, mais il y en avait sans doute davantage dans la demi-douzaine de pièces aux portes ouvertes – quand elles n’avaient pas tout bonnement été retirées.

— Katz, tu contrôles toutes les identités, lança-t-il avant de suivre le chef du squat dans une grande pièce dont les deux fenêtres donnaient sur l’esplanade du Capitole.

Il y avait des matelas, des lampes et des bougies colorées. Mais aussi des plaques chauffantes à côté d’un évier plein de casseroles et de piles d’assiettes, une guitare, un tambourin, une chicha, des tracts et, aux murs, de grandes affiches pour le droit au logement.