— Belle vue, n’est-ce pas ? dit l’homme d’un ton jovial en montrant les fenêtres. Quand je me réveillais à l’aube, cet été, vous savez ce que je voyais ? Depuis qu’il y a des échafaudages sur la façade de l’hôtel de ville, des personnes les utilisent pour monter dormir sur le toit de la mairie ! Tous les matins, je les voyais remballer leurs affaires avant l’arrivée des ouvriers…
Il sourit, leur montra des coussins de toutes les couleurs.
— Ça vous choque ? demanda-t-il en s’asseyant sur un coussin, à même le sol. Peut-être que s’ils avaient ailleurs où dormir, ils ne dormiraient pas là, qu’en pensez-vous ?
Sa voix était basse, agréable. Il avait un regard étincelant, d’une intensité qui aurait fait baisser les yeux à beaucoup de gens. Et le charisme d’un leader. Du berger qui guide le troupeau. Mais de quel genre de troupeau s’agissait-il ? Et le berger n’était-il pas en dernier ressort un danger pour ses brebis ? C’est ce que se demanda Servaz en posant ses fesses sur un coussin, imité par Samira, tandis que le regard à l’intensité de mercure les couvait.
— Vous vous appelez comment ?
— Malik Ba, répondit le géant. Vous voulez voir mes papiers ? ajouta-t-il en souriant.
Servaz fit signe que non.
— Je suis né au Sénégal. Il y a trente-trois ans, comme le Christ, continua l’homme, mais j’ai la nationalité française, si c’est ce que vous voulez savoir…
Oui, c’était ça : un Christ noir. Aux proportions monumentales et à la voix calme, profonde, pleine de chaudes inflexions vibrantes. Une jeune fille entra. Si jeune que Servaz se demanda si elle n’était pas mineure, elle aussi.
Elle s’approcha du maître de céans.
— Prépare-nous du thé, lui lança-t-il.
Ce n’était pas une requête, c’était un ordre. Malik Ba se tourna vers eux, se rendant compte de leur trouble.
— Il n’y a pas de hiérarchie ici, dit-il, comme pour démentir ce qui venait de se passer. Cette jeune femme a choisi de me servir de son plein gré, sans que personne l’y oblige. Chacun est libre de faire ce qu’il veut. Je ne suis pas leur chef, mais leur guide, leur conseiller spirituel, leur mentor. Je leur apporte la lumière et l’espoir… Nous sommes une communauté autonome existant sur un mode primitif, loin des structures coercitives de l’État et des inégalités produites par le capitalisme. Nous pratiquons la démocratie horizontale. Comme dans les ZAD…
— Bien sûr, dit Servaz, qui n’était pas dupe.
Il savait que la vie à l’intérieur des ZAD n’était pas aussi idyllique, démocratique, écologique et transparente que leurs occupants voulaient le faire croire. Que la violence physique, psychologique, verbale, la désinformation, le secret y régnaient souvent. Que leurs occupants étaient loin d’avoir entre eux les rapports emplis de tolérance qu’ils prônaient à l’extérieur et que, l’alcool aidant, les bagarres étaient fréquentes, tout comme la tendance des plus forts à imposer leurs points de vue aux plus faibles.
— Donc, vous vous inquiétez pour Kevin ? Et je peux savoir pourquoi ?
— Il lui est peut-être arrivé quelque chose, répondit Servaz.
Le barbu plissa les paupières. Un éclair entre celles-ci.
— Vous ne voulez pas m’en dire plus ?
— Disons que nous avons des raisons de penser qu’il a été enlevé et que ses jours sont en danger, dit Servaz. Nous essayons de reconstituer son emploi du temps et de savoir quand il a… interagi avec d’autres personnes pour la dernière fois.
Malik Ba hocha la tête :
— Interagi… C’est un mot intéressant. Vous êtes bien élevés pour des flics s’adressant à un homme noir, commenta-t-il avec une douceur étonnante et une ironie évidente. Dommage que vos collègues ne le soient pas toujours autant. Vous savez combien de fois j’ai été contrôlé cette année en sortant d’ici ? Je les ai comptées : trente-huit. Je marchais dans la rue sans rien demander à personne, et le seul type que la patrouille arrêtait, c’était moi… On étouffe dans ce pays…
Ses prunelles coruscantes allèrent de Servaz à Samira.
— Si c’était vous qu’on contrôlait jour après jour : à votre avis, comment vous réagiriez ?
Il caressa sa barbe de ses longs doigts déliés aux ongles nets. Il prononçait chaque mot de la même voix calme, et chacun semblait plus lourd de sens, plus riche d’informations que tous les discours des ratiocineurs des chaînes d’info. Mais Servaz n’en oubliait pas pour autant toutes les seringues qu’il avait vues à l’extérieur de cette pièce.
Ni que l’utopie prônée par Malik Ba et ses semblables, sa foi dans la société civile, dans le caractère sacré de la liberté individuelle, son hostilité envers toute forme d’État ignoraient une réalité incontournable : l’État n’est que l’ensemble des lois et des règles qu’un groupe humain s’impose pour ne pas sombrer dans la guerre de tous contre tous. Et il n’existe aucune société possible, une fois sorti des stades tribal, féodal et de la loi de la jungle, sans un État ayant l’autorité et la force pour faire respecter ces règles.
— Deux fois, j’ai fini par m’énerver, dit Malik Ba. Ils m’ont tordu le bras, plaqué sur le capot d’une voiture, couché par terre. J’ai eu un poignet presque cassé, la migraine pendant des jours d’avoir eu le crâne écrasé contre le bitume… C’est ainsi qu’on traite les gens comme moi ici…
Il eut un rictus douloureux.
— Il paraît que ce pays n’est pas raciste. Alors, expliquez-moi pourquoi il y a si peu de Noirs à l’Assemblée, dans les conseils municipaux, les médias, à la télé ? Vous savez que le manque de diversité à la télévision, au lieu de régresser, a augmenté ces dernières années ? La part des personnes perçues comme « non blanches » y a reculé : j’ai lu une étude là-dessus.
Il plissa les yeux, sourit.
— Mais vous ne gagnerez pas, car nous avons avec nous les poètes, les griots. Vous savez pourquoi les poètes préfèrent écrire sur les pauvres que sur les riches ? Parce que les pauvres sont bien plus riches que les riches, et les riches bien plus pauvres que les pauvres… Les pauvres sont riches de leur souffrance, de leur histoire. La souffrance construit, la richesse détruit.
— On peut parler de Kevin ? dit Samira, qui manifestait quelques signes d’impatience.
L’homme la considéra.
— Ça fait un moment déjà qu’on n’a plus vu Kevin par ici, dit-il. Je croyais qu’il était rentré chez ses parents… Vous les avez appelés ?
— Oui, répondit Servaz. Il n’est pas chez eux. Ils ne l’ont pas vu depuis bientôt deux semaines.
Malik Ba parut soucieux, tout à coup.
— C’est à peu près à ce moment-là qu’il nous a dit qu’il allait les voir. Il avait passé quelques jours avec nous. Kevin, il apparaissait et il disparaissait sans donner d’explications. C’est le cas de beaucoup ici. Chacun est libre d’aller et venir comme bon lui semble…
Les beaux traits de Malik Ba s’assombrirent. Il tira sur sa barbe.
— Mais, en général, il dort soit ici, soit chez ses parents. Je ne lui connais pas d’autre adresse… De quoi vous avez peur ? demanda-t-il soudain. Qu’est-ce qui pourrait lui être arrivé ?
Des éclats de voix montèrent du couloir. Servaz sortit une photo de Moussa Sarr et la présenta.
— Et lui, vous le connaissez ?
Malik Ba plissa les yeux, réfléchit.
— Non, c’est qui ?
De nouveaux cris dans le couloir. Invectives, chahut. Ils tournèrent leurs regards vers la porte.
— Il se passe un truc dehors avec votre collègue, j’ai l’impression, dit calmement Malik Ba.