Samira se leva d’un bond, imitée par Servaz. En jaillissant dans le corridor, celui-ci n’en crut pas ses yeux. Le lieutenant avait sorti son arme de service et tenait en joue la petite troupe qui poussait des cris d’orfraie, et qui abreuvait le jeune flic d’insultes et de lazzis.
— Katz, t’es malade ! s’écria Samira. Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu ?
— Ils m’ont balancé des objets à la figure ! protesta le blond en rangeant son flingue.
— Genre quoi ? voulut savoir Samira.
— Une bouteille en verre et un préservatif usagé !
Elle gloussa. Les cris et les insultes redoublèrent.
— Fermez vos gueules ! rugit-elle en direction du petit groupe. Sinon on confisque votre came et je vous colle tous en garde à vue pour vingt-quatre heures ! Et, croyez-moi, vous vous en souviendrez autant que de votre premier shoot ! Sans compter que vous n’aurez même pas le droit de fumer une clope ! Alors, un joint…
La menace très concrète, proférée de surcroît par une jeune femme vêtue de cuir noir et maquillée comme pour Halloween, eut un effet immédiat.
— Elle est efficace, hein ? dit Malik Ba, tout sourire, en désignant Samira.
Il la considérait avec admiration.
— Eh ! On vous a pas demandé votre avis, OK ? riposta celle-ci en foudroyant le grand Christ noir du regard.
Le géant opina.
— Désolé, dit-il. Il y a quelque chose qui m’est revenu, ajouta-t-il en fixant tour à tour Servaz et Samira de ses prunelles noires et brûlantes.
Ils attendirent la suite.
— Kevin, ces derniers temps, je crois qu’il avait peur…
16
CIEL SOMBRE. Nuages noirs, longs et minces comme des fumées. Paysage plein d’ombres. Le temps avait brusquement changé. Et, soudain, la pluie. Drue, droite, froide. Levant des odeurs de terre mouillée.
Samira avait coupé le contact. La maison, construite sur trois niveaux, pourvue d’un toit-terrasse crénelé et d’une tour carrée, tel un château fort en miniature, paraissait non seulement délabrée mais sur le point de s’effondrer.
Carreaux cassés fouettés par la pluie, graminées poussant dans les gouttières, énormes fissures noires où l’on aurait pu passer un doigt : elle semblait ne jamais avoir été achevée, à en juger par les murs en moellon brut, sans enduit ni peinture.
Servaz constata toutefois, à l’occasion d’un second examen, qu’il y avait ici et là quelques traces de vie : deux antennes paraboliques en train de rouiller sur la tour, des rideaux faits de toile grossière à certaines fenêtres et deux voitures qui avaient l’air étonnamment neuves au milieu d’un nombre extravagant d’autres véhicules qui l’étaient beaucoup moins. Il se dit que la petite famille Debrandt présentait tous les signes extérieurs non pas de richesse mais d’un exercice quasi professionnel de la fraude aux prestations sociales.
Pas de clôture, encore moins de portail. Pas question de donner l’impression qu’on avait les moyens. Samira et Martin, suivis par Katz, traversèrent rapidement ce qui ressemblait à un jardinet au sol sablonneux où se dressait un palmier rachitique. Frappèrent à la porte. Car il n’y avait pas non plus de sonnette.
Dès qu’elle s’entrebâilla, ils reconnurent le père de Kevin. Même rousseur flamboyante que son fils, même museau étroit de goupil, même peau couleur de lait caillé, à cette différence près qu’elle était veinée de bleu, comme chez certains alcooliques. Ses yeux étaient injectés, ses paupières rouges. Il portait un maillot du Stade Toulousain, un pantalon kaki plein de poches.
— Monsieur Debrandt ?
L’homme battit des cils d’un air soupçonneux, sans jamais ouvrir la porte en grand, faisant barrage de son corps.
Servaz sortit sa carte.
— Police judiciaire. C’est nous que vous avez eus au téléphone au sujet de votre fils. On peut entrer ?
L’espace d’un instant, le père de Kevin parut soulagé de ne pas avoir en face de lui des représentants des caisses d’allocations ou un agent assermenté par le tribunal d’instance. Il s’effaça et les trois policiers pénétrèrent dans un couloir aussi décati que l’extérieur, où flottait une odeur de tabac froid, puis dans un salon surchauffé qui, s’il présentait un mobilier hétéroclite, était aussi équipé d’une télé dont l’écran ergonomique excédait les deux mètres. Samira émit un sifflement.
— Samsung QLED 8K, apprécia-t-elle. Écran de 215 cm, résolution de 7 680 × 4 320 pixels… ça vaut 10 000 boules au bas mot, ce truc-là. Quand je pense que je rêve de m’en payer un…
Debrandt père s’abstint prudemment de commenter.
— Votre fils, dit Servaz, vous ne savez toujours pas où il est ?
Le paternel parut se demander si c’était un piège.
— Non.
— Il ne vous a pas appelés ?
Paul Debrandt prit une fois de plus le temps de la réflexion, mais fut devancé par une voix de femme aiguë et coupante comme une scie :
— Non. Comme on vous a dit au téléphone, ça fait presque deux semaines qu’on est sans nouvelles.
Ils se tournèrent avec un bel ensemble vers la mère de Kevin, qui venait d’apparaître au seuil de la cuisine, et qui tirait sur une sèche, un cendrier dans l’autre main. Comme souvent, par un effet de mimétisme conjugal, elle ressemblait à son mari, hormis les cheveux gris poussière qui tombaient comme des rideaux sur ses épaules. Avec, en prime, de petits yeux luisants comme des pièces de monnaie et l’air d’un chien prêt à mordre si vous tentez de le caresser.
Puis une tornade fit irruption dans la pièce. Une tribu de marmots qui la traversa en coup de vent, riante et hurlante. Voyez ces chenapans, se dit Servaz, notant au passage que c’étaient tous, indubitablement, des petits Debrandt.
— Quand exactement ? demanda-t-il, une fois le raid éclair passé, à la mère, que fumer en présence de ses gosses n’avait pas l’air de gêner outre mesure.
Elle réfléchit, toussa.
— La dernière fois qu’on l’a vu, c’était un samedi. Pas ce week-end, celui d’avant.
— Le 17, dit Samira en consultant son téléphone.
— Ça lui arrivait souvent de découcher ?
Debrandt mère haussa les épaules, l’air buté :
— Kevin dormait rarement ici… Il est juste venu récupérer quelques affaires et il est reparti.
— Et vous savez où il dormait le reste du temps ?
Elle eut un geste de dénégation, qui manifestait une indifférence profonde.
— Il est mineur, dit Servaz. Donc, il ne conduit pas. Il vient comment ? On est loin de tout ici…
La maison se trouvait à environ deux kilomètres du village le plus proche, au nord-ouest de Toulouse.
— Il a son scooter, répondit le père.
— Quelle couleur ?
— Bleu.
— Vous avez l’immatriculation ?
Le vieux alla ouvrir le tiroir d’un buffet, sous le téléviseur géant où le présentateur continuait de jacasser sur l’élection américaine, son coupé. Il revint avec des papiers, qu’il tendit à Servaz.
— On peut les garder ? On vous les rendra.
Le père acquiesça en silence.
— Et depuis dix jours il ne vous a pas téléphoné, pas envoyé de message ?
La mère secoua la tête, fit tomber la cendre de sa cigarette, qui était de la même couleur que ses cheveux, dans le cendrier.
— On vient de vous le dire…
— Ça ne vous a pas inquiétée ?
— Kevin n’est plus un gosse, et il est comme ça, dit-elle. Il va, il vient… Il donne rarement de ses nouvelles. Sauf quand il a besoin d’argent…
Presque mot pour mot la réponse de Chérif au sujet de son jeune frère, se dit Servaz.