— Il nous faut les fadettes des téléphones des parents. Et aussi l’historique de bornage de Kevin Debrandt…
— Très bien, dit le juge.
— Il y a autre chose.
— Quoi donc ?
— Il nous faudrait interroger Bernard Lantenais et sa femme…
Nouveau silence au bout du fil.
— Vous êtes sûr ?
— Oui. Ils ont été agressés et kidnappés dans leur hôtel particulier par Kevin Debrandt et son complice, jamais identifié.
— Oui, je me souviens de cette histoire, dit le juge.
— C’est la dernière condamnation de Kevin avant sa disparition. Il ne faut négliger aucune piste. Ce n’est pas un hasard si nous avons deux délinquants en liberté qui se retrouvent mêlés à cette histoire. Cela a forcément un rapport avec leur passé.
— D’accord, dit le magistrat, je vous envoie le supplétif par mail. Mais allez-y doucement avec Lantenais. C’est du beau boulot, commandant, ajouta-t-il, prenant Servaz de court.
Celui-ci attendit une vacherie en guise de conclusion, mais elle ne vint pas.
19
ILS SE TENAIENT debout devant le portail monumental, rue de la Dalbade, dans le centre historique. Trop étroit pour laisser passer carrosse à l’époque où il avait été construit, songea Servaz, encadré néanmoins de deux colonnes corinthiennes et d’un décor maniériste du plus bel effet, dans le goût de la Renaissance toulousaine.
— Putain, qui a envie de vivre dans un endroit pareil ? commenta Samira en terminant son sandwich. Si j’avais leur fric, je me paierais une baraque aux Seychelles.
Il était plus de 15 heures. Il avait cessé de pleuvoir, mais le ciel demeurait menaçant. Servaz s’abstint de lui dire qu’il n’avait aucune envie de passer sa retraite à se dorer la pilule sur une plage de sable fin enduit de crème solaire, et que cet endroit appartenait aux nombreux lieux secrets qui lui faisaient aimer cette ville. Il détaillait cependant moins le portail sculpté, ce jour-là, que la caméra et le digicode. Il avait lu le procès-verbal : la caméra avait été neutralisée à l’aide d’une bombe de peinture et les deux assaillants avaient composé le code pour entrer. Une fois dans la cour, ils s’étaient orientés sans l’ombre d’une hésitation : Kevin Debrandt connaissait la disposition des lieux. Et pour cause : Kevin était le petit copain de la fille du banquier. C’était elle qui lui avait refilé le code. Ce que les enquêteurs n’étaient pas parvenus à tirer au clair, c’était si elle le lui avait donné à une autre occasion ou si elle était sa complice. En tout cas, aucune charge n’avait été retenue contre elle…
Une pensée lui traversa l’esprit. Il y avait quelque chose à creuser de ce côté-là : Moussa Sarr connaissait Ariane Hambrelot, Kevin Debrandt connaissait Apolline Lantenais, deux filles à papa. Même si les crimes commis par les deux jeunes hommes n’avaient rien à voir entre eux, Moussa et Kevin se connaissaient-ils ?
— Une minute, dit-il en jetant le papier gras de son pan bagnat dans une poubelle avant d’attraper une tige.
Sa cigarette terminée, ils sonnèrent. Ce fut Samira qui parla. Un bourdonnement et le portail se déverrouilla. Derrière le lourd battant de bois, une petite cour verticale et étroite comme un puits, mais un puits d’un faste et d’une richesse ornementale impressionnants.
Servaz s’attarda sur les atlantes et les cariatides suspendus au-dessus du sol, les médaillons et les corniches à glyphes, les arcades du rez-de-chaussée et les fenêtres garnies de vitraux des étages, ne repérant au passage nulle autre caméra. Trois corps de bâtiment tout en hauteur encadraient la cour, le quatrième côté étant fermé par le mur dans lequel était percé le portail. Il aperçut de la lumière derrière deux fenêtres au premier étage, car la cour était sombre même en plein jour et le ciel bouché là-haut.
— On se croirait dans un musée, commenta Samira, le cou cassé pour regarder les façades en contre-plongée.
Il se fit la réflexion que c’était son deuxième banquier de la journée. Mais Bernard Lantenais n’avait rien en commun avec le directeur d’agence. Servaz s’était renseigné : Lantenais était le descendant d’une des plus anciennes dynasties de Toulouse. Chez les Lantenais, on était banquier de père en fils. Pourtant, Auguste Lantenais, l’aïeul, avait fait fortune au XIXe siècle dans l’ornement en terre cuite moulée, technique qui répondait au besoin d’opulence de la grande bourgeoisie toulousaine de l’époque.
À quel moment on était passé de la terre cuite à la banque, Google ne le disait pas. Mais depuis plusieurs générations, les Lantenais faisaient partie du gratin local. Il eut de nouveau conscience que cette enquête allait se révéler pleine de chausse-trapes.
— C’est par là, dit Samira en montrant la porte en bois cloutée sous les arcades.
Un escalier en colimaçon grimpait directement à l’étage juste derrière. Il régnait un froid humide comme dans un cul-de-basse-fosse là-dedans. Ils suivirent les hauts degrés de pierre en frissonnant. Le banquier les attendait au sommet des marches, ainsi qu’une température plus agréable. Même les banquiers font des économies, se dit-il.
— Commissaire, dit Lantenais.
— Commandant…
Lantenais avait passé un masque noir sur le bas de son visage, qui faisait ressortir ses yeux d’un gris acier. Il était toujours aussi difficile de donner un âge à quelqu’un avec ces masques, mais Servaz avait lu qu’il avait cinquante et un ans comme lui. La différence, c’est que Servaz n’avait pas autant de cheveux blancs. Et surtout qu’il ne se baladait pas dans son appartement avec une cravate en soie sous un peignoir hors de prix.
— Suivez-moi.
Ils remontèrent un couloir couronné d’un haut plafond à caissons, les lattes du parquet ciré craquant sous leurs pas avec ce son qu’ont les planchers chez les riches. Le long des murs de pierre brute alternaient des tapisseries anciennes et des sculptures contemporaines posées sur des piédestaux de couleur vive, un mélange d’ancien et de moderne qui lui fit penser à la salle des chapiteaux romans au musée des Augustins. Par ailleurs, l’intérieur de l’hôtel particulier était si sombre que les lampes devaient y être allumées du matin au soir.
— Prenez place.
Le banquier leur désigna des canapés en cuir sang-de-bœuf dans une salle de séjour presque aussi vaste qu’un hall de gare. Il s’approcha d’un petit bar sur lequel trônait une machine à expresso.
— Café ?
Seul le silence régnait. Servaz se demanda où étaient les autres membres de la maisonnée. En train de passer leurs vacances de la Toussaint dans un endroit plus riant vraisemblablement. Car celui-ci lui faisait l’effet d’un tombeau. Ils déclinèrent l’offre. Lantenais se prépara une tasse et vint s’asseoir en face d’eux.
— Monsieur Lantenais, dit-il, nous enquêtons sur la disparition de Kevin Debrandt. Je suppose que ce nom vous dit quelque chose ?
L’homme assis en face de lui plissa les paupières et hocha la tête en silence, tout en sirotant son café.
— Nous avons de bonnes raisons de penser qu’il a été kidnappé, ajouta Servaz.
— Je ne vois pas en quoi ça me concerne, répliqua Lantenais. Les enlèvements sont une pratique courante pour régler certains comptes… Et vous êtes bien placés pour savoir que cette ville est en train de subir le même sort que Marseille et Grenoble…
— Est-il exact que votre fille a eu une… relation avec Kevin Debrandt ? C’est ce que vous avez déclaré aux enquêteurs après votre agression.