Il se fit la réflexion que la zone no 1 avait dû être polluée par l’intervention des secours. En même temps, ce n’était pas à proprement parler une scène de crime. L’essentiel était ailleurs : dans les bois… Là où le jeune homme avait été poursuivi, traqué, si tel était bien le cas.
Quoi qu’il en soit, ils avaient mis le paquet, avec leur tente, leurs projecteurs, le nombre inhabituel de techniciens et de gradés… Il sentit l’adrénaline courir dans ses veines, sa curiosité croître encore : quelque chose se passait ici. On ne sortait pas autant de personnes de leur lit sans raison.
S’avançant vers le groupe des gendarmes et des magistrats, il reconnut, parmi les silhouettes que fouettait le brasier des gyrophares, le nouveau procureur de Toulouse, Guillaume Drecourt, précédemment en poste à Besançon. Il avait récemment déclaré à un journaliste local qu’il avait hésité dans sa jeunesse entre suivre des études de droit et devenir coach sportif. Et que donc il avait l’esprit d’équipe. Restait à voir si cet esprit d’équipe s’étendait à la police.
De son côté, le proc le regardait approcher avec un intérêt qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Yeux gris. Perçants. Lunettes rondes au-dessus du masque.
— Commandant, dit-il.
— Monsieur le procureur.
— Monsieur le procureur, dit à son tour l’officier de gendarmerie présent à côté d’eux, on a déjà commencé les constats, on attend votre décision…
Le proc dévisagea l’officier puis Servaz.
— Commandant, dit-il, on m’a parlé de vous et de votre groupe.
— Voici le capitaine Espérandieu et le lieutenant Cheung, répondit l’intéressé. Est-ce qu’on peut avoir un topo ?
Ils se tournèrent vers l’officier de gendarmerie, qui montra l’accotement près de la voiture accidentée.
— Le garçon a surgi des bois, là-bas, dit-il à travers son masque. Le conducteur (l’officier de gendarmerie désignait un homme qui buvait un gobelet de café fumant, assis sur une chaise pliante, sous la tente qu’illuminaient les lanternes) n’a pas eu le temps de s’arrêter. Il l’a percuté et le corps a été projeté sur la route. Il portait une… tête de cerf, avec une fermeture éclair sur la nuque et une courroie sous le menton.
Servaz tressaillit.
— Une tête de cerf ? Où est-elle ? voulut-il savoir.
— Les urgentistes ont dû la lui enlever quand ils ont essayé de le ranimer. Ils l’ont sûrement contaminée par la même occasion. Elle a été placée sous scellés. Elle est encore là-bas, sous la tente. Les secours ont aussi abondamment piétiné la zone no 1.
Un vrai chantier, pensa Servaz en regardant autour de lui, une fois de plus surpris par le déploiement des forces de l’ordre. Ils avaient sans doute relevé les empreintes et l’ADN des ambulanciers pour les éliminer le moment venu des traces récoltées sur les zones 1 et 2.
— Quand le gamin a jailli dans ses phares, le conducteur a d’abord cru qu’il s’agissait d’un animal. Il est en état de choc, poursuivit l’officier.
— Qu’est-ce qu’il faisait sur la route à une heure pareille ?
— Il était de nuit à l’hôpital. Il est infirmier. Il rentrait chez lui…
— On m’a dit que le gosse était en train de fuir… On sait ce qu’il fuyait ?
— Vous verrez…, dit le gendarme. En tout cas, c’est une… hmm… affaire sensible.
— Ah bon ? Pourquoi ça ?
— Vous verrez…, répéta-t-il.
Servaz imagina la scène. Nuit. Phares. Forêt. Une silhouette à tête de cerf bondit devant une voiture, telle une créature mythologique ; le conducteur n’a pas le temps de l’éviter. Il est surpris, mais aussi fasciné, tétanisé par cette apparition. Servaz frissonna. Il eut soudain envie d’en fumer une, sortit son paquet de la poche de son manteau, se souvint qu’il portait un masque. Époque de virus. Punitive, mortifère, purificatrice, qui avait trouvé son symbole : le masque. Posé comme un bâillon, comme le signe de reconnaissance d’une société muselée, hygiénisée, et aussi perdue et aux abois…
— Monsieur le procureur, qu’est-ce qu’on fait ? insista le représentant de la gendarmerie. L’heure tourne. Mon service est prêt à…
— Puisque vous étiez là les premiers et que vous avez déjà recueilli le témoignage du conducteur, je vous saisis de l’enquête sur l’accident de la route proprement dit, lui répondit le proc. En revanche, je charge officiellement le groupe du commandant Servaz d’enquêter sur tout ce qui relève des chefs éventuels d’enlèvement, de séquestration, d’actes de torture et de tentative de meurtre sur ce gosse une fois qu’il aura été identifié. Je vais ouvrir une information. Je compte sur vous pour travailler en bonne intelligence.
Servaz vit le regard de l’officier de gendarmerie se durcir.
— Vincent, dit-il, vois avec l’Identité judiciaire et assure-toi qu’ils prennent des photos de sécurité de tous les indices. Samira, c’est toi qui vas servir de procédurier. Tu récupères les scellés, tu constitues un album photo de la scène de crime, tu vérifieras que les PV sont inattaquables.
— Ils le seront, le rembarra l’officier de gendarmerie. Mes hommes n’ont pas pour habitude de foirer les constats, commandant.
— J’en suis sûr, répondit-il diplomatiquement.
Il fixa la voiture accidentée. Quelqu’un était accroupi devant, près du corps. Quelqu’un qu’il connaissait : le Dr Fatiha Djellali. Légiste à l’unité médico-judiciaire du CHU de Toulouse. Professionnelle jusqu’au bout des ongles. Compétente. Dévouée. Une bonne nouvelle…
Il remonta le col de son manteau. La température était tombée pas loin de zéro. Bientôt novembre. Mois des morts et des chrysanthèmes. Début des dépressions saisonnières.
Il se fit remettre une combinaison, des gants et des surchaussures avant d’entrer dans la zone no 1 et de marcher en direction de la légiste. Il plissa les yeux ; les phares de la voiture, toujours allumés, l’éblouissaient – mais il commençait à distinguer les détails. Le corps nu couché sur le côté, à même l’asphalte. Penchée sur lui, genoux pliés, le Dr Djellali était en train d’examiner son dos à l’aide de ce que Servaz savait être, pour avoir déjà vu la légiste à l’œuvre, une torche de plongeur. Étanche, ultrapuissante et d’une grande autonomie. Soudain, il comprit pourquoi le gendarme lui avait dit qu’il s’agissait d’une affaire sensible. Ce n’était pas seulement un jeu d’ombre et de lumière, non : le jeune homme avait la peau noire.
— SALUT, dit-il.
— Salut, Martin.
Elle ne leva même pas la tête, tout entière à sa tâche. Ils avaient failli sortir ensemble peu de temps avant qu’il ne rencontre Léa. Servaz avait hésité. Fatiha Djellali était une femme des plus attirantes et d’un abord très agréable. Mais c’était aussi, comme la surnommaient certains flics, la « Déesse des morts ». Comme lui, elle vivait dans leur commerce. Comme lui, elle ramenait à la maison des images. Il n’était pas sûr que partager le quotidien de cette femme aurait été la meilleure manière de lutter contre ses propres fantômes, de les tenir à distance. Et puis, Léa était entrée dans sa vie, avec sa gaieté, son énergie, son humanité, sa rectitude, et elle avait mis tout le monde d’accord[1].
— Tu en penses quoi ? demanda-t-il.
— Sans m’avancer, je dirais qu’il a été tué sur le coup en heurtant le sol. Mais il a d’abord été percuté par la voiture avant de retomber sur la chaussée : il y a du sang sur le capot et le pare-chocs. Et il a les pieds meurtris : il a dû courir un bon moment dans la forêt.