— Parce que toi, le monde réel, tu connais ? ironisa Samira.
Apolline Lantenais s’abstint de répondre, cette fois. Servaz avait lu qu’elle avait deux ans de plus que Kevin. Qu’est-ce qui l’avait poussée dans ses bras ? Peut-être simplement l’envie de contrarier ses parents, ou alors l’impression grisante de s’ensauvager, pour reprendre un terme à la mode.
— Vous le cherchez pour quoi, Kevin ? voulut-elle savoir.
— On a peur qu’il lui soit arrivé quelque chose, répondit Servaz, choisissant d’être sincère.
La jeune femme cligna des yeux. L’inquiétude se peignit momentanément sur son visage.
— Vous devriez poser la question à mon père, lâcha-t-elle.
Servaz se pencha en avant.
— Pourquoi ?
Il perçut une hésitation.
— Il a plusieurs fois dit qu’il ne laisserait pas passer ça quand il a appris que Kevin s’était échappé. Qu’il allait s’en occuper lui-même. Il avait l’air vachement sérieux et vénère.
— Tu penses que ton père aurait pu engager quelqu’un pour s’occuper de Kevin ?
— Ouais, ça serait bien son genre…, répondit-elle en fixant ses pieds.
Servaz et Samira échangèrent un regard.
— C’est une accusation grave, dit-il.
— Il croit que son fric peut tout acheter, tout et tout le monde. Il méprise les gens. Il essaie de contrôler ma vie comme il a contrôlé celle de ma mère. Mais je ne suis pas ma mère…
— Pourquoi tu le détestes autant ? demanda doucement Samira.
— Parce que c’est un connard de riche, répondit la jeune femme. Et un putain d’égoïste. C’est à cause de gens comme lui que le monde part en vrille.
Servaz se dit que ce langage était d’abord destiné à marquer sa différence avec son père, le fait qu’elle considérait appartenir à une autre classe sociale que la sienne. Une sorte de jeu de rôle en somme, qu’elle pratiquait cependant avec la plus grande sincérité.
Il sortit un cliché de sa veste, en tira en même temps un paquet de gommes à la nicotine complètement aplati. Depuis combien de temps étaient-elles là ? Il les remit dans sa poche, présenta la photo de Moussa Sarr à la jeune femme.
— Tu as déjà vu ce garçon ?
— Non.
— Merci, dit-il. On n’a plus de questions pour le moment.
— Pas de problème, répondit-elle, soudain calmée, en jetant un nouveau regard par en dessous à Samira.
— Merci, dit à son tour Samira en lui adressant un clin d’œil.
La jeune femme esquissa un sourire.
— Appelle le juge, dit Servaz quand ils eurent quitté l’hôtel particulier. Il ne nous autorisera certainement pas à écouter Apolline Lantenais et son père, mais on peut toujours essayer…
— En attendant, on a au moins les fadettes de leurs appels téléphoniques, dit Samira.
Apolline Lantenais / Ariane Hambrelot. Bernard Lantenais / Clovis Hambrelot. Kevin Debrandt / Moussa Sarr.
Il comprit qu’ils tenaient peut-être quelque chose. Un dénominateur commun… C’était ténu, mais c’était bien là. Il lui semblait deviner une voie à suivre… Une telle symétrie n’était pas fortuite. Quelque chose se dessinait. Et que venait faire Serge Lemarchand, flic ripou aux méthodes controversées, au milieu de tout ça ? L’impatience coulait dans ses veines. Mais il savait qu’il fallait attendre : les résultats des analyses, les relevés téléphoniques. Lantenais, Hambrelot… Il eut soudain la certitude que ce qui les guettait, c’était un chemin semé d’embûches où, à chaque pas, ils risquaient de sauter sur une mine.
ILS ÉTAIENT RÉUNIS dans une salle de l’hôtel de police. Ils attendaient 20 heures, discutaient à bâtons rompus. Quand l’image du palais de l’Élysée apparut sur l’écran, ils firent silence. À la télé, le plus jeune président de la Ve République expliqua qu’on allait reconfiner le pays pour les semaines à venir. Fermer bars, restaurants, salons de coiffure, librairies, théâtres, cinémas, bibliothèques, petits commerces considérés comme « non essentiels ». On éteignit la télé. Le silence se prolongea. Puis les premiers commentaires fusèrent :
— On va avoir du pain sur la planche, résuma l’un d’eux.
20
LA NUIT ÉTAIT tombée. La maison de Serge Lemarchand étendait sur la rue son ombre menaçante. Elle était plus haute et plus massive que les pavillons voisins, comme si le flic avait voulu montrer qui était le mâle dominant dans le secteur.
Ils se garèrent le long du trottoir, à une vingtaine de mètres, observèrent la bâtisse. Le rez-de-chaussée en meulière avait pour seules ouvertures des lucarnes protégées par d’épais barreaux et une porte de garage à la peinture défraîchie. Un escalier en béton montait en diagonale vers le premier étage et l’entrée. Servaz estima que la construction datait des années 50 ou 60.
Assis dans la voiture, ils scrutèrent les fenêtres éclairées. Le van du flic était garé devant le portail grillagé. Il était rentré à la maison. Derrière les deux fenêtres de la cuisine, à l’angle sud-est, une silhouette passa à plusieurs reprises.
— On y va ? dit Katz.
Servaz se demanda comment Lemarchand allait réagir. Le brigadier-chef était un coriace. Venir le trouver chez lui pour lui poser des questions ressemblait fort à une déclaration de guerre. Servaz n’avait pas l’intention de faire preuve de diplomatie. Il voulait au contraire obliger le flic à réagir, lire dans ses yeux la colère, l’indignation ou, à l’inverse, la ruse. Il sentit l’adrénaline qui courait dans ses veines, comme chaque fois qu’il se préparait à passer à l’action.
— On y va, dit-il en ouvrant sa portière.
Assis à l’arrière, dans la pénombre, Raphaël Katz avait perçu la tension du chef de groupe. Ils traversèrent la petite rue en pente. Dès qu’ils mirent le pied sur le trottoir opposé, un berger allemand se précipita vers eux et fit trembler le portail en s’égosillant, dressé sur ses pattes arrière.
En haut de l’escalier, la porte d’entrée s’ouvrit et la large silhouette de Lemarchand s’encadra sur le seuil.
— Vous êtes qui ? demanda le policier. Quel service ?
Il avait déjà compris à qui il avait affaire, mais le faible éclairage de la rue ne lui permettait pas de distinguer leurs visages.
— C’est Servaz ! lança Martin par-dessus le portail. Tu peux rappeler ton chien ?
Lemarchand siffla et le berger allemand retourna à l’arrière du pavillon.
— Servaz ? Qu’est-ce qui t’amène ? Je croyais que ton groupe était suffisamment occupé pour une fois avec ce gamin noir…
Il avait prononcé les deux derniers mots sans la moindre once de compassion. À ses yeux, Moussa Sarr n’était à l’évidence rien d’autre qu’une racaille de plus. Ou de moins.
— On peut entrer ? dit Servaz. On va pas se parler dans la rue.
— C’est ouvert…
Le ton était prudent, inamical. Ils s’avancèrent sur le gravier de la cour, grimpèrent lentement les marches l’un derrière l’autre jusqu’au petit palier extérieur qui la surplombait.
— Bon, allez-y, je vous écoute, dit Lemarchand.
— On peut pas entrer ?
— Non.
Servaz remarqua que Lemarchand se tenait sur le seuil, légèrement surélevé par rapport au palier. Ce qui lui permettait de les dominer malgré sa taille très moyenne. Le flic était rompu à toutes les ficelles. Vu de près, il avait un visage large et des yeux légèrement exorbités, méfiants, d’une intensité dérangeante sous sa façade d’impassibilité.