— Qu’est-ce que vous voulez, bordel ? Vous pouviez pas venir me trouver au boulot ?
— On a préféré la jouer discret, dit Samira. On s’est dit que tu préférerais en parler en privé…
— Parler de quoi ?
Le timbre était de plus en plus hostile.
— On veut juste savoir ce que tu as été faire du côté de Grignac le 17 octobre dernier, dit Servaz. Histoire de passer à autre chose.
— Je pige pas… De quoi vous me causez ?
Serge Lemarchand soutint le regard de Servaz sans ciller. Et Servaz sut. Il mentait. Il savait très bien à quoi les flics du SRPJ faisaient allusion.
— On enquête sur la disparition du jeune Kevin Debrandt. Ça te dit quelque chose ?
Un infime battement de cils. Lemarchand s’apprêtait de nouveau à mentir. Il aurait fait un piètre joueur de poker.
— Putain, si vous arrêtiez les devinettes.
Servaz regarda le flic de la Sécurité publique dans les yeux.
— On va te la faire courte. Le 17 octobre dernier, tu es passé avec ton van dans le village de Grignac… On voudrait savoir ce que tu faisais là-bas.
— Pourquoi vous voulez le savoir ?
Lemarchand tâtait maladroitement le terrain.
— Réponds d’abord.
De nouveau, le flic cilla.
— Ah ouais, ça me revient… J’allais interroger un suspect. À Grignac, ouais… Le 17 ou le 18… Ouais, c’est ça… C’est lié à une affaire que l’on traite.
— Quelle affaire ? On pourrait avoir le nom et l’adresse de ce suspect ?
Lemarchand fronça les sourcils.
— Pourquoi j’ai l’impression que le suspect c’est moi tout à coup ? C’est quoi, le problème ? Assez déconné, ou vous crachez le morceau, ou vous dégagez d’ici.
— Kevin Debrandt est un des accusés du cambriolage avec violence chez le banquier Lantenais…
— Oui, j’ai entendu parler de cette affaire. Elle a fait la une de La Dépêche et de La Garonne. Et alors… ?
— Il a disparu. On pense qu’il a été kidnappé entre sa maison et le village de Grignac, à deux kilomètres de là. Le 17 octobre… Le jour où tu es passé par là… On s’est dit qu’il y avait peut-être un rapport, que tu enquêtais peut-être sur Debrandt, toi aussi…
Lemarchand esquissa un rictus mauvais, pas dupe.
— Me baratine pas, Servaz. Je rêve ou vous êtes en train d’insinuer que j’ai quelque chose à voir avec la disparition de ce gosse ? Je l’aurais collé dans mon van, c’est ça ? Vous êtes malades !
— C’est ce que tu as fait ? siffla Samira d’un ton dangereusement insinuant.
Le visage du brigadier-chef s’empourpra. Il regarda alternativement Servaz et Samira.
— Allez vous faire mettre. Je sais même pas qui est ce gamin.
Il se rapprocha de Martin à le toucher, la fureur étincelait dans ses pupilles.
— Et maintenant, vous allez me faire le plaisir de dégager de chez moi. Sinon je raconte à tous les collègues que vous cherchez le coupable dans la maison. Ça devrait plaire : des flics qui sont même pas des bœuf-carottes et qui cherchent à faire tomber d’autres flics…
Servaz refoula sa colère. Il n’éprouvait qu’une répugnance extrême pour ce genre de fonctionnaires de police. Des individus qui par leur comportement déshonoraient l’ensemble d’une profession. Une flétrissure qui discréditait le travail de la grande majorité des policiers luttant jour après jour contre le pourrissement d’une société gangrenée par la violence et les trafics.
— On s’en va, répondit-il, mais on reviendra…
Sa conviction était faite. En redescendant les marches du pavillon, puis en retraversant le jardinet jusqu’au portail, elle coula en lui comme une eau glacée : il y avait au moins un flic impliqué dans la disparition de Kevin Debrandt.
— Il ment, assena-t-il en ouvrant la portière côté passager.
Là-bas, Lemarchand, debout en haut des marches, les observait toujours.
— Désormais, on met le paquet sur lui.
— Ça va pas être facile de convaincre le juge de nous suivre sur ce terrain-là, fit remarquer Raphaël Katz.
— Eh bien, pour une fois, le fait que Nogaret déteste les flics pourrait nous servir.
21
23 HEURES. Aucun bruit sur le palier. Radomil et Anastasia devaient dormir.
Il referma doucement la porte. La lueur palpitante en provenance du séjour lui indiqua que la télé était allumée. Léa n’était pas couchée. Il tourna la clé dans la serrure, tira les deux verrous. C’était le prix de la tranquillité désormais quand on vivait dans cette ville.
Il regarda fixement l’entrée du salon.
Il appréhendait le moment où Léa lui ferait part de sa décision. À cette idée, son estomac se tordit. Il sentit son courage l’abandonner. Il avait eu assez d’émotions pour la journée. Il se dirigea sans bruit vers la salle de bains.
22
ROLAND NEVEU ÉTAIT représentant de commerce. En produits phytosanitaires. Depuis plus de vingt ans qu’il sillonnait les routes de l’Ariège et de la Haute-Garonne pour vendre aux agriculteurs du cru fongicides, désherbants et pesticides, il savait pertinemment que certains de ses produits étaient d’authentiques poisons, de véritables bombes à retardement chimiques qui, statistiquement, diminuaient l’espérance de vie de sa clientèle, mais il se disait aussi qu’il faut bien mourir de quelque chose. Un accident de voiture, un infarctus, un court-circuit électrique qui met le feu à votre maison ou un cancer : quelle différence cela faisait ? Quelques années de plus ou de moins : et après ? Était-on individuellement si importants qu’il fallût qu’on vive tous jusqu’à cent ans ?
Il gagnait bien sa vie et il aimait aller à la rencontre de ces gens qui l’accueillaient toujours avec un café filtre sur un coin de table, un bout de tarte, quelques produits de la ferme qu’il emportait, et qui lui racontaient leur vie. Il suivait, année après année, la carrière de leurs enfants qui n’avaient pas voulu reprendre l’exploitation familiale et qui étaient partis étudier à la ville, il voyait les parents vieillir, se gauchir et avoir de plus en plus de mal à faire face, de jeunes agriculteurs revenir au pays pour vivre leur rêve pastoral, d’autres faire faillite et même, dans un ou deux cas, mettre fin à leurs jours… Il aimait aussi à rouler dans ces paysages verdoyants, vallonnés, au volant de sa Ford Mustang de collection. Les écolos et leurs lubies, les politiques de l’urbanisme, les journaleux et leurs faits divers : il n’y en avait que pour les villes à la télévision et dans la presse. Alors que ce pays s’était bâti sur ses campagnes. Sur ses paysans.
Cette nuit-là, il rentrait à son hôtel à la périphérie de Foix, sa dernière visite effectuée. Cela avait été une longue et harassante journée et il était en retard – et aussi en infraction par rapport au couvre-feu –, mais il avait le sourire : il était content de son chiffre. Et, de toute façon, les risques d’un contrôle par ici étaient minimes. Il n’aimait pas trop, en revanche, rouler sur ces routes désertes et obscures à la nuit tombée. Ça lui donnait toujours l’impression d’être dans un décor de film d’horreur. Le genre de films où des trucs arrivent aux gens qui ont la mauvaise idée de se balader tout seuls dans des endroits isolés après le coucher du soleil.
Pour ajouter à l’ambiance, il pleuvait. La pluie tambourinait sur le toit de sa Ford Mustang et les essuie-glaces avaient du mal à repousser le voile d’eau sale qui troublait le pare-brise et déformait sa vision, laquelle n’allait du reste pas plus loin que le faisceau de ses phares car, évidemment, il ne fallait pas compter sur des lampadaires ou des bandes blanches dans le secteur.