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Rien qu’un noir d’encre. Et les traits scintillants de l’averse.

Aussi conduisait-il à une vitesse bien inférieure à celle autorisée. Il était près de minuit quand il vit s’élever du capot une fumée blanche comme on en voit au Vatican pour annoncer l’élection d’un nouveau pape. Merde… Il pensa d’abord que ce n’était rien d’autre que la pluie qui s’évaporait en touchant le capot trop chaud, mais non : ce n’était pas normal.

Puis il remarqua le voyant rouge qui réclamait son attention sur le tableau de bord. Un voyant qu’il n’avait pas remarqué jusque-là, mais qui était peut-être allumé depuis un bon bout de temps. L’huile… Merde, manquait plus que ça. Roland Neveu ralentit, se rangea sur l’accotement, arrêta le moteur sans couper le contact et descendit.

Aussitôt, le bruit de la pluie sur la tôle augmenta, se muant en un solo de batterie, et Neveu sentit les gouttes froides marquer le même rythme à travers ses cheveux. Il souleva le capot de la Mustang, pinça les narines en reniflant l’odeur d’huile chaude qui imprégnait la vapeur blanche, entendit les cliquetis du moteur en train de refroidir. Il aurait dû s’acheter une voiture neuve, au lieu de faire sa tournée à bord de cette antiquité.

Se redressant, il alla se mettre à l’abri dans l’habitacle, attendit que le moteur refroidisse tout à fait, puis retourna retirer la jauge du réservoir d’huile. L’essuya avec un chiffon. L’imbécile : il avait laissé le niveau descendre bien en dessous de la limite ! Il se dirigea vers le coffre, la pluie dans les yeux. S’empara du bidon d’huile, l’ouvrit. Vide. C’est pas vrai, quel abruti il faisait !

Il n’avait plus qu’à espérer que la Ford Mustang tiendrait jusqu’à Foix…

Il redémarra, roulant encore plus lentement qu’auparavant, surveillant les volutes de fumée qui s’échappaient du capot. Était-ce une illusion ou elles augmentaient ? Il appuya en douceur sur l’accélérateur – et il y eut soudain tellement de vapeur qu’il ne vit pratiquement plus la route. Neveu ralentit, mit les warnings, s’arrêta.

Putain ! Il ne lui restait plus qu’à appeler un dépanneur.

Sortant son téléphone, il chercha les numéros d’assistance. Pressa le symbole « Appeler ». Pas de réseau… Merde, merde et remerde…

Il regarda autour de lui, à travers les vitres ruisselantes. Pas âme qui vive dans le secteur. Pas la moindre lumière. Il ne savait même pas où il se trouvait. Et sans réseau, il était incapable de se géolocaliser. Il rit tout à coup. Un rire nerveux. Qu’est-ce qui pourrait bien lui arriver de pire ? Il fallait au moins qu’il trouve une maison, un village, d’où il pourrait appeler. Neveu redémarra. Surveillant le moteur qui émettait des signaux de fumée comme un guetteur indien sur une montagne.

L’averse diminuait ; il ne tomba bientôt plus qu’une pluie fine. Les bois s’ouvrirent alors qu’il parvenait sur un plateau couvert de lande. Tout à coup, il ralentit. Il venait d’entrevoir un grand bâtiment sur sa gauche, de l’autre côté de la route.

Il se gara.

Il paraissait immense dans la nuit pluvieuse, ses toits hérissés de cheminées, sa façade claire se découpant sur le ciel noir. Neveu contempla l’édifice. Ses nombreuses fenêtres étaient éteintes, et le représentant de commerce pria pour que le château ne fût pas abandonné comme tant d’autres. Puis il aperçut plusieurs voitures garées dans le parc, au-delà de la grille rouillée du portail, et il expira de soulagement.

Il regarda une nouvelle fois son téléphone. Toujours pas de réseau… Récupérant son masque dans la boîte à gants, Roland Neveu descendit dans la nuit glaciale.

IL N’Y AVAIT PAS de sonnette sur les piliers moussus encadrant la grille et il repoussa celle-ci. Elle n’était pas verrouillée, et elle émit un gémissement quand il l’entrouvrit. Il se mit en marche. Il avait froid. Son col de chemise était trempé. Il remonta celui de son anorak doublé de duvet en frémissant. Un rayon de lune entre deux nuages éclairait le parc, où de grands chênes étendaient leurs grosses branches au-dessus des pelouses. Ses pas écrasèrent le gravier de l’allée en direction de la vaste façade pleine de corniches, d’entablements, de chapiteaux, qui n’avait sans doute pas changé depuis deux siècles. Il observa les fenêtres, mais aucune lumière ne trouait l’obscurité derrière les vitres. Levant les yeux vers la façade, à laquelle la lune conférait un aspect féerique, irréel, il sentit combien il était seul dans ce parc d’un calme absolu.

Mais la présence de plusieurs voitures attestait que, contrairement aux apparences, il était loin d’être seul ; il reconnut une Dacia Sandero, une Mercedes, une Lexus et une Peugeot, sombres silhouettes immobiles sur le gravier.

Il n’y avait plus de vent et presque plus de pluie, seulement une humidité qui imbibait l’air nocturne comme un chiffon mouillé. Roland Neveu se rendit compte que son sang battait dans ses oreilles. C’était cet endroit étrange. Il avait quelque chose d’intimidant, de menaçant même.

Ne sois pas ridicule…

Le représentant de commerce allait grimper les larges marches du perron jusqu’à la massive porte d’entrée à double battant quand il aperçut quelque chose sur sa droite.

De la lumière… Il y avait de la lumière là-bas, sur le côté de l’édifice.

Une vague clarté jaunâtre qui tombait sur les buis taillés. Il longea la façade, contourna les voitures pour atteindre les massifs, dont il fit le tour. Là, sur le côté de l’édifice, au rez-de-chaussée mais à un mètre cinquante au-dessus du sol, plusieurs fenêtres étaient éclairées.

Neveu se déplaça jusqu’à se trouver en dessous des fenêtres, et se mit sur la pointe des pieds.

Il regarda dans la pièce.

IL DEVAIT RÊVER. Car ce qu’il voyait ne pouvait être…

Ça n’avait pas de sens. À part celui que possède la logique tordue et redoutable des cauchemars. Il n’était pas sûr de comprendre ce qu’il était en train de contempler.

Plusieurs hommes à têtes d’animaux étaient debout en cercle autour d’un autre, lui-même à genoux sur le plancher, le visage en sang.

Neveu n’entendait pas ce qui se disait, mais il voyait la bouche ouverte du jeune homme à genoux. Il pleurait et semblait supplier les silhouettes qui l’observaient, rigoureusement immobiles, leurs grandes têtes d’animaux inclinées vers lui.

Le représentant de commerce reconnut une tête de guépard avec ses deux rayures noires caractéristiques, une autre de chimpanzé, un énorme mufle sombre et luisant de taureau et enfin un sinistre coq à crête rouge.

C’était une vision à la fois si terrifiante et si grotesque que Roland Neveu ne sut pas s’il devait en rire ou hurler. Il eut tout à coup l’impression que son cœur allait exploser sous l’effet de la violente émotion qui l’étreignait. Que, gonflé et palpitant, il lui obstruait la gorge et l’empêchait de respirer.

Il se baissa de peur que les… hommes à têtes d’animaux ne découvrent sa présence.

Sa respiration s’accéléra, un voile de sueur lui descendit sur le visage. Il fallait qu’il fiche le camp d’ici… Tout de suite… Et qu’il prévienne la police.

Courbé en deux, il repartit dans l’autre sens, contournant les buis taillés, longeant la façade et les voitures, filant ensuite le long de l’allée gravillonnée en direction de la grille, silhouette furtive et silencieuse au milieu de la nuit, hormis le crissement, bien trop audible à son goût, de ses semelles sur le gravier.