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Il tira la grille tout doucement – elle n’émit qu’un faible cri rouillé cette fois, mais il fut terrifié à l’idée que les hommes à têtes d’animaux l’eussent entendu –, traversa la route au pas de charge, ouvrit la portière de la Ford et s’assit au volant, le cœur battant.

Il essaya de calmer sa respiration trop rapide et le rush du sang dans ses artères, qu’il devinait à la façon dont son pouls battait puissamment dans son cou. Il haletait. Il jeta un dernier coup d’œil au manoir, se demandant l’espace d’un instant s’il n’avait pas rêvé. Mais il savait bien que non. Mettant le contact, il pria pour que sa vieille caisse ne le lâche pas maintenant.

Encore quelques kilomètres, supplia-t-il.

Il démarra très lentement et, aussitôt, les panaches de fumée s’élevèrent de plus belle. Non, non, non, gémit-il à voix haute. La route était une ligne droite à cet endroit-là, et le paysage de lande nu et désolé tout autour, si bien que les occupants du château le verraient immanquablement en partant s’il tombait en rade ici.

Cette perspective l’emplit d’une peur panique et il appuya sur l’accélérateur, soulevant encore plus de vapeur. Allez, avance… Il transpirait, il était quasiment couché sur le volant. Avance !… Finalement, la voiture parvint à l’extrémité de la ligne droite, où il découvrit avec soulagement que la route décrivait un virage en s’inclinant fortement pour dévaler la colline.

Oui !… C’est ça !…

Lâchant doucement l’accélérateur, il laissa la Ford prendre de la vitesse, la pente étant suffisante pour entraîner la voiture. Il négociait les tournants en jouant du frein. À droite, à gauche, encore à droite… Plus il s’éloignait de ce lieu sinistre, plus il reprenait espoir et plus l’étau autour de sa poitrine se desserrait.

Des toits pressés les uns contre les autres et un clocher apparurent en bas de la colline. Un village ! Il était sauvé… Il eut presque envie de pleurer. Quel horrible cauchemar… Il lui fallait maintenant prévenir la police, quitte à réveiller quelqu’un. Ce qui se passait là-haut, il ne voulait pas trop y penser, mais il ne faisait pas de doute que le jeune homme qui se trouvait au milieu de ces hommes à têtes d’animaux était en grand danger.

Sa vieille Ford atteignit le bas de la pente. Une ligne droite plane lui succéda, entre deux rangées de platanes dont les ombres noires zébraient la route dans le clair de lune. Il appuya doucement sur l’accélérateur : cette fois, il ne craignait plus de tomber en panne.

Pénétrant dans le village par la rue centrale, il observa l’alignement des vieilles façades aux volets clos, les lampadaires éteints, le village endormi. Il eut soudain envie de pisser. Il allait s’arrêter pour uriner contre le muret d’un jardin quand il vit l’écriteau lumineux à deux cents mètres de là.

Une gendarmerie…

Oubliant son besoin urgent, Neveu accéléra. Sans se soucier davantage du capot fumant. Vint se garer devant l’entrée. La gendarmerie était installée dans un immeuble en brique d’aspect ancien, le long de la rue principale, face à une petite place au fond de laquelle se dressait une église.

Il écouta. Pas un bruit. Rien que le silence. Il y avait toutefois de la lumière derrière les stores baissés et cette présence humaine, la première rassurante depuis un moment, l’émut étrangement, au point qu’il retint un sanglot avant d’ouvrir la portière et de descendre. Il contourna la voiture, traversa le trottoir, franchit la porte vitrée.

Pas un chat à la réception. Le comptoir en bois était vide.

Il se fit la réflexion qu’ici aussi ça faisait penser à ces films d’horreur où, au moment où on se croit tiré d’affaire, c’est là qu’on court finalement le plus grand danger.

— Il y a quelqu’un ? lança-t-il en remettant son masque.

Il entendit le raclement d’une chaise et des pas dans un bureau voisin. Un gendarme qui n’avait pas trente ans et qui devait être un adepte de la musculation, à en juger par son polo bleu tendu sur ses pectoraux, fit son apparition.

— Oui ?

— Je… je m’appelle Roland Neveu, je suis représentant de commerce et je… je crois que vous devriez écouter ce que j’ai à vous dire, déclara-t-il.

Le jeune gendarme plissa les paupières par-dessus son masque, détaillant les vêtements trempés, notant la pâleur et les tremblements de son vis-à-vis.

— Vous êtes sûr que vous vous sentez bien ?

— Pas vraiment, répondit Neveu, que ses forces abandonnaient. Écoutez, c’est urgent…

Le jeune gendarme hocha la tête.

— Venez dans mon bureau, dit-il en montrant la porte ouverte.

— DES HOMMES À TÊTES d’animaux ?

Le ton était ouvertement sceptique.

— Oui, je sais que ça a l’air dingue, mais… il s’agissait de masques… de déguisements…

— Et ce château, il se trouve où ?

— À trois kilomètres d’ici vers l’ouest… Sur le plateau…

Le gendarme acquiesça.

— Vous le connaissez ? voulut savoir Roland Neveu.

— Oui… je vois duquel il s’agit, répondit le gendarme d’un ton prudent. Qu’est-ce que vous faisiez dehors pendant le couvre-feu ?

— Euh… je suis représentant de commerce. Je rentrais à l’hôtel, mais je suis… hmm, tombé en panne… Écoutez, insista Neveu qui n’avait pas cessé de trembler, il faut faire quelque chose. Ce jeune homme… je crois vraiment qu’il est en danger. Il faut agir sans tarder.

Le gendarme fronça les sourcils.

— C’était peut-être une fête, objecta-t-il, dubitatif. Une sorte de jeu de rôle, de bal masqué ou… d’escape game.

Neveu agita les mains.

— Non, non ! Je vous assure que ce jeune homme était terrorisé. Il ne jouait pas la comédie ! Il pleurait, il suppliait. Et il avait le visage en sang ! Je n’avais jamais assisté à une scène pareille de toute ma vie, et je suis sûr à 100 % que ce n’était pas du cinoche !

Le jeune gendarme plissa de nouveau les yeux, sans cesser de fixer Neveu. Il y avait dans sa manière de le faire quelque chose qui mettait le représentant de commerce profondément mal à l’aise.

— D’accord, finit-il par dire en sortant son téléphone portable. Ne bougez pas. J’appelle quelqu’un.

Il sortit du bureau, laissant Neveu seul.

23

LES TROIS GENDARMES – ou bien étaient-ce des flics ? – qui firent leur entrée dans le petit bureau dix minutes plus tard étaient en civil.

— Bonsoir, dirent-ils.

— Euh… bonsoir.

Ils le contournèrent, contournèrent aussi le bureau, qui ne supportait qu’un ordinateur, une lampe, un téléphone, et qui devait être réservé à l’accueil du public, car il n’y avait en tout et pour tout dans la pièce qu’un seul classeur métallique et des affiches pour la prévention routière.

L’un des trois hommes s’assit dans le fauteuil occupé précédemment par le jeune gendarme, tandis que les deux autres restaient debout, à le fixer d’une manière qui le fit se tasser sur son siège. Ils portaient tous des masques chirurgicaux et, curieusement, le représentant de commerce trouva que cela leur donnait l’air de bandits de grand chemin.

— Racontez-nous ce que vous avez vu au château, dit celui qui était assis, un homme mince mais à la carrure d’athlète, aux cheveux épais et bouclés.