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Roland Neveu avala sa salive. Pourquoi percevait-il dans leur attitude comme une menace voilée ? Le prenaient-ils pour un dingue ? Probable. Un type qui débarque à cette heure de la nuit pour raconter une histoire pareille. Mais il y avait autre chose dans leur façon de le dévisager.

— On vous écoute, dit l’un des deux restés debout, un grand type efflanqué, avec une figure allongée, des petits yeux rapprochés et une barbe qui dépassait de son masque.

Il répéta son histoire. Ce faisant, il prit conscience de la difficulté qu’ils devaient éprouver à le croire, mais les trois hommes l’écoutaient en silence avec une impassibilité étonnante, comme si rien de ce qu’il disait ne les surprenait ni ne les choquait.

— Je crois que vous devriez aller voir ce qui se passe, conclut-il. Je crois que ce jeune homme court un grand danger. Il faut lui porter secours.

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il est en danger ? demanda calmement le troisième, un homme râblé et plus âgé que les deux autres, le seul à porter une cravate.

— Eh bien… il pleurait, il suppliait… Il avait l’air… terrifié. Et il saignait.

— Vous en êtes sûr ? C’était peut-être du maquillage.

— Non !

Les trois hommes se regardèrent. L’indécision se peignit momentanément dans leurs regards.

— Très bien, dit finalement l’homme assis. Vous allez nous accompagner là-bas.

Neveu se raidit. Il n’avait pas envisagé les choses de cette façon. Il n’était pas sûr d’avoir envie d’y retourner, encore moins en compagnie de ces trois-là. Et où était passé le jeune gendarme à propos ?

— Allons-y, Neveu, dit en se levant celui qui venait de parler.

Neveu… Ils ne faisaient aucun effort pour être aimables ou pour le rassurer. Au contraire, on aurait dit qu’ils cherchaient à le mettre mal à l’aise, à le déstabiliser.

Il se leva à son tour, les suivit dehors. Se figea. Sentit sa poitrine se contracter. Il venait de reconnaître la voiture garée le long du trottoir : la Peugeot 508 qui stationnait dans le parc du château. L’inscription GENDARMERIE se reflétait sur son pare-brise.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’un des trois hommes en percevant son hésitation.

C’était peut-être une coïncidence. Après tout, ce n’étaient pas les Peugeot qui manquaient dans ce pays.

— Montez à côté de moi, dit le premier en se mettant au volant tandis que les deux autres grimpaient à l’arrière.

Il eut soudain envie de prendre ses jambes à son cou. Mais pour aller où ? Il était tard, il ne connaissait personne dans ce village, et il n’était pas dans une condition physique telle qu’il pût leur échapper si l’envie lui en prenait. Et, à supposer qu’ils fussent simplement sceptiques, il aurait ainsi confirmé ce qu’ils pensaient sans doute de lui : qu’il était fou.

Il respira un bon coup, cherchant à calmer les battements de son cœur, ouvrit la portière et s’assit sur le siège passager. Le conducteur démarra aussitôt, exécuta un demi-tour serré sur la place avant de se diriger vers la sortie par laquelle Neveu lui-même était arrivé.

— Attachez votre ceinture, dit-il, comme une alarme stridente retentissait avec insistance.

ILS GRIMPÈRENT la colline en un rien de temps. L’un des deux assis à l’arrière se pencha entre les sièges avant et tendit la main :

— J’aimerais voir vos papiers, si ça ne vous fait rien.

Neveu tira de sa poche son portefeuille, où se trouvaient ses cartes de crédit et sa carte d’identité.

— Roland Alexandre Neveu, lut l’homme à haute et distincte voix, d’une manière qui mit de nouveau le représentant de commerce mal à l’aise. Né le 26 janvier 1964 à Béziers. Adresse : 213 bis, avenue François-Mitterrand à Saint-Gaudens. Vous êtes marié, Neveu ?

— Euh… oui…

— Des enfants ?

— Une fille.

— Quel âge a-t-elle ?

— Seize ans.

— Elles sont compliquées, hein, à cet âge-là ? dit l’homme.

Neveu se tut. Une idée le préoccupait. Pourquoi avait-il l’impression que cet homme le menaçait insidieusement ? Après tout, il ne faisait que poser des questions anodines. C’était le ton employé… Neveu n’aimait pas du tout la façon dont l’homme parlait de sa fille.

— Et imprudentes, ajouta son voisin à l’arrière d’une voix qui fit se dresser les poils sur la nuque du commercial.

— Elles se mettent facilement en danger, compléta celui qui était au volant en le regardant. La drogue, les garçons et tous ces tordus qui circulent… Tellement d’occasions de voir les choses mal tourner…

Roland Neveu sentit un liquide glacial descendre le long de sa colonne vertébrale. Il avait de plus en plus envie d’être ailleurs. Ils émergèrent sur le plateau. Là-bas, la silhouette du grand bâtiment se détachait sous la lune.

— C’est celui-là ? demanda l’un d’eux.

Il acquiesça sans rien dire. Il avait de nouveau du mal à respirer. Ils se rangèrent devant la grille.

— Je ne vois aucune voiture, fit celui qui était au volant.

— Il y en avait pourtant…

— Mmm. Vous vous souvenez des marques ?

— Une Lexus, une Mercedes noire, une Dacia et une Peugeot… comme la vôtre…

— Vous voulez dire une 508 ?

— Oui.

— Quelle couleur ?

— Euh… la même… je crois.

— Vraiment ? Vous n’avez pas noté les immatriculations, par hasard ?

— Non.

— Mmm. C’est dommage.

Pourquoi Neveu avait-il l’impression qu’il ne trouvait pas ça dommage du tout ?

— Bien. Demain matin, nous rendrons visite aux occupants de ce manoir.

Il sursauta.

— Mais c’est maintenant qu’il faut le faire ! On ne peut pas laisser ce jeune homme entre leurs griffes !

— Vous ne croyez pas que vous exagérez un peu ? suggéra une voix dans son dos.

— De toute façon, on ne peut pas débarquer chez les gens sans commission rogatoire, dit son collègue. Encore moins en pleine nuit.

Malgré sa panique, il s’insurgea :

— Mais demain il sera peut-être trop tard !

— Vous avez fait votre devoir, dit sèchement l’homme au volant. Le reste, c’est notre job. Ne vous inquiétez pas : c’était sans doute une farce ou une fête…

Bien sûr que non, songea Neveu. Et vous le savez, bande d’enfoirés, pensa-t-il soudain.

— Vous n’avez vu aucun de leurs visages, n’est-ce pas ?

— Non…

— Et le jeune homme, vous pourriez le reconnaître, si on vous montrait une photo ?

Oh que oui. Il se souvenait parfaitement de son visage. Pourtant, il comprit en cet instant que, pour son propre salut, ce n’était pas la bonne réponse à fournir.

— Non… Ça s’est passé trop vite.

Le silence s’éternisa. Comme s’ils réfléchissaient à la suite à donner. Il s’efforça de conserver son sang-froid, mais il entendait son cœur pulser dans sa poitrine, et il se demanda s’ils l’entendaient aussi.

— Bien, dit enfin celui qui était au volant. On va vous ramener à votre voiture.

— Elle est en panne…

— On va vous appeler un dépanneur, mais ça va vous coûter une blinde à cette heure.

— C’est juste un manque d’huile, répondit-il.

Le type lui tendit une carte de visite.

— Nous avons votre adresse, Neveu, ne l’oubliez pas, dit-il. Et on va aussi prendre votre numéro de téléphone… Comme ça, si on a du nouveau, on vous le fera savoir.