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Il le leur donna. Il n’avait qu’une hâte : être loin d’ici, sortir de cette voiture, rentrer chez lui. Il était convaincu qu’ils ne le rappelleraient jamais.

— Et restez en dehors de ça, conseilla l’un des deux assis à l’arrière. Ce n’est plus votre affaire désormais, c’est la nôtre. N’allez pas raconter non plus ce qui s’est passé à qui que ce soit : cette enquête est confidentielle, vous comprenez ?

Il hocha la tête.

— J’ai pas entendu, Neveu…

— Oui, dit-il. J’ai compris.

— Rentrez chez vous maintenant. Auprès de votre gentille femme et de votre gentille fille. Au 213 bis, avenue François-Mitterrand à Saint-Gaudens… Et oubliez tout ça. Ça ne vous regarde plus. C’est entre nos mains, Neveu.

JEUDI

24

SERVAZ SE RÉVEILLA tôt ce jeudi matin. Léa et Gustav dormaient encore quand il entra dans la cuisine et lança la cafetière. Il sortit sur le balcon, sa tasse à la main, huma l’air vif et revigorant. Le ciel commençait à peine à s’éclaircir, comme un pressentiment lumineux, vers l’est, au-dessus des toits, et il entendait sans les voir les camions des éboueurs qui ramassaient les poubelles dans les rues désertes.

Il retourna à l’intérieur. Alluma la télé du salon. Baissa le son. On ne parlait que de ça. Reconfinement. Chacun y allait de son conseil, de son avis, de ce que lui-même aurait fait différemment (c’est-à-dire mieux, forcément).

Son regard tomba sur une brochure qui traînait sur la table basse. Une brochure de Médecins sans frontières.

Il s’assit sur le canapé. Se mit à la feuilleter. On y évoquait la situation terrible dans l’est du Burkina Faso, où des milliers de personnes vivaient dans la peur des attaques des groupes armés, des enlèvements, des pillages, dans la crainte des épidémies aussi, sans les soins de santé les plus élémentaires et dans une pénurie dramatique de médicaments – imputable bien souvent aux pillages – mais également dans une pénurie de personnel médical.

C’était dans ces conditions que des personnes comme Léa s’efforçaient d’apporter leur aide à ces populations qui n’étaient pourtant ni du même continent, ni de la même couleur de peau, ni souvent de la même religion qu’elles. Mais qui appartenaient toutes à la race humaine, la seule importante aux yeux de Léa comme de Martin.

Il se sentit coupable, tout à coup. Coupable de vouloir la retenir, coupable de la vouloir pour lui tout seul. Non : pour lui et pour Gustav… Ce n’était pas la même chose. Il était parfaitement conscient de ce que Léa leur avait apporté à tous les deux : Gustav était plus apaisé, plus épanoui et tout simplement plus heureux depuis que Léa était parmi eux. Et lui-même avait vaincu ses insomnies, oublié les réveils solitaires, où chaque journée se présentait comme un remake du film Un jour sans fin, oublié aussi les soirées qui ressemblaient à un désert meublé par le seul bruit de la télé, par un vinyle de Mahler sur la platine ou par un plateau-repas sur le canapé du living. Il ignorait si se réveiller avec quelqu’un à côté de lui, partager un petit déjeuner, jouer avec Gustav sur le tapis du salon ou avoir de longues conversations profondes ou légères, chuchotées et ponctuées de rires, au cœur de la nuit, était le bonheur, mais ça y ressemblait fort.

Il entendit que ça bougeait du côté des chambres. Il referma la brochure, retourna dans la cuisine. Elle n’avait toujours pas pris sa décision. Il aurait préféré savoir une bonne fois pour toutes mais, d’un autre côté, il redoutait son verdict.

Il alluma sa tablette, vit qu’il avait un courriel de margot. servaz@gmail.com. À vingt-neuf ans, sa fille s’épanouissait au Québec. Un fils de deux ans, un compagnon, un métier dans l’édition – la dernière fois qu’il l’avait vue, il s’était dit que la punkette rebelle qui avait tout de même réussi à intégrer grâce à ses notes l’une des classes préparatoires les plus exigeantes de la région avait bien changé[4]. Il ouvrit le mail.

Ton petit-fils ne te manque pas ? Au moins tu as une bonne excuse pour ne pas venir maintenant, avec cette saloperie qui cloue les avions au sol. Tu nous manques, tu me manques.

Une nouvelle bouffée de culpabilité. En gros, Margot lui reprochait – avec une formule finale en guise d’édulcorant – de ne pas être un grand-père à la hauteur.

Léa apparut dans la cuisine.

— Salut, dit-elle, et il comprit que la hache de guerre était loin d’être enterrée.

Elle l’embrassa du bout des lèvres et il se demanda s’il y avait déjà eu une telle distance entre eux. Il n’en avait pas souvenir.

— C’est moi qui emmène Gustav au centre de loisirs ce matin, déclara-t-il en se resservant du café.

— Ah bon ? C’est pas ton jour pourtant…

— Ça fait plusieurs jours que je rentre tard et je veux passer un peu de temps avec lui.

— Et ton enquête ?

— Réunion à 10 heures.

— Salut, papa, dit Gustav en entrant dans la cuisine.

— Salut, bouchon. Céréales ou céréales ?

— Céréales ! s’exclama son fils en tirant sa chaise avant de s’asseoir à la table du petit déjeuner.

— Et aussi un fruit, intervint Léa en se tournant vers le blender.

Dans le dos de celle-ci, Gustav regarda son père en faisant la grimace – il n’aimait pas trop les smoothies –, mais il s’abstint de tout commentaire. Servaz sourit en contemplant son fils. C’était étonnant comme son tempérament avait changé depuis que Léa était à la maison. Comme elle parvenait à dissiper ses humeurs sombres et à l’entourer de tendresse et de gaieté sans jamais rien céder sur le plan de l’autorité.

Il imita la grimace de son fils, en l’exagérant de manière clownesque. Rire de celui-ci.

Il y était arrivé, songea-t-il en admirant son enfant blond. Son enfant qui, grâce à eux, ignorait tout de la brutalité du monde. N’en voyait que la beauté, l’amour, la joie. Il y était arrivé. Une fois de plus. À fonder une famille. Il l’avait tenu dans sa main, le bonheur. L’accord parfait entre trois êtres dissemblables mais pourtant si complémentaires. Ça avait duré ce que ça avait duré.

EN ÉMERGEANT du métro devant l’hôtel de police, il découvrit un attroupement. Plusieurs dizaines de personnes brandissaient des pancartes portant des slogans tels que « Justice pour Moussa » ou « Halte aux crimes d’État ». D’autres poussaient des cris hostiles à la police. Il repéra plusieurs équipes de télévision, dont un correspondant d’une chaîne d’info tenant un micro devant une caméra, avec la manif en arrière-plan, un visage qu’il avait déjà vu à la télé. Cela voulait dire qu’à partir de maintenant l’enquête allait avoir une couverture nationale.

Pas vraiment une bonne nouvelle…

Pour ne pas avoir à passer devant les manifestants, qui étaient contenus par un dispositif policier, ni dans le champ des caméras, il présenta sa carte au garde et entra par la cour à droite du bâtiment, où étaient stationnés des véhicules.

Il surgit dans le couloir du deuxième étage en espérant ne pas se faire alpaguer par le patron. Peine perdue. Comme mû par un sixième sens, le divisionnaire passa la tête au moment même où Servaz sortait de l’ascenseur. Chabrillac avait dû le voir arriver par ses fenêtres.

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4

Voir Le Cercle, XO Éditions et Pocket.