— Servaz ! lança-t-il.
— Oui ?
— Dans mon bureau.
Il soupira, traversa l’antichambre, salua la secrétaire du patron et entra dans le bureau, beaucoup plus vaste, du divisionnaire.
— Fermez la porte. Vous avez vu ce bordel en bas ? On en est où ? Vous avez du neuf ?
L’espace d’un instant, Servaz se demanda s’il devait lui parler de Lemarchand. Trop tôt. Il leur fallait plus de billes.
— On explore plusieurs pistes.
— Je vois. Vous avez que dalle. Vous vous rendez compte du merdier dans lequel on est ? Si on ne trouve pas rapidement qui a fait ça, les quartiers vont exploser. Je ne veux pas voir des commissariats attaqués au mortier par ici ! Bougez-vous ! Et autre chose : je veux que vous trouviez quel est l’enfant de putain dans votre groupe qui file des tuyaux à la presse.
Servaz hocha la tête sombrement.
— Vous êtes au courant pour l’attaque de Nice ? dit Chabrillac.
— Quoi ? Quelle attaque ?
— Une attaque au couteau dans une église il y a une demi-heure. Trois personnes tuées, deux égorgées. L’assaillant a été neutralisé par la police municipale. Ce pays est au bord de la rupture. Alors, bougez-vous…
Servaz ne trouva rien à dire. Sauf qu’il ne voyait pas le rapport.
— On donne un point-presse sur l’avancée de l’enquête dans deux heures, ajouta le divisionnaire. Je veux que vous soyez présent…
Servaz sursauta.
— Moi ? Pour dire quoi ? Je ne crois pas que ce soit une bonne idée que ma tête apparaisse dans les journaux ou à la télé à ce stade. Ça pourrait nous gêner pour la suite de l’enquête…
— Je ne vous demande pas votre avis, rétorqua le divisionnaire. Non seulement je veux que vous soyez présent mais aussi que tout votre groupe d’enquête soit présent, et tous ceux qui y participent de près ou de loin. On doit montrer à la presse qu’on mobilise un maximum de personnel…
— Je crois qu’on serait plus utiles sur le terrain, insista-t-il.
Chabrillac donna soudain l’impression de gonfler comme une baudruche dans son complet sur mesure.
— Je vous le répète, commandant : je ne vous demande pas votre avis. Et je vous déconseille de me parler de cette façon à l’avenir. Vous savez quel est le problème avec vous ? Vous n’êtes pas aussi brillant que vous le croyez.
VINCENT ÉTAIT au téléphone quand il pénétra dans son bureau.
— Un instant, s’il vous plaît, dit son adjoint dans l’appareil. Le type du département véhicules a appelé, lui lança-t-il, la main sur le combiné. Il nous envoie son rapport par mail. Il a dit qu’il avait retrouvé les traces des véhicules dans la boue du chemin qui mène à la clairière. Il a parlé d’empâtement, de circonférence des pneus, de répétitions de marques distinctives… Bref, selon lui, il y avait deux berlines et un van dans la clairière la nuit où Moussa Sarr a été tué.
Un van… Il écouta la suite.
— En revanche, il n’a pas assez d’éléments pour nous fournir les marques et les modèles. Mais il pourra reconnaître les pneus si on met la main sur les véhicules. Autre chose : la mère de Moussa a appelé. Elle ne veut parler qu’à toi.
Il se raidit.
— Elle a dit ce qu’elle voulait ?
Espérandieu fit signe que non avant de reprendre sa conversation au téléphone. Servaz réfléchit à ce que son adjoint venait de lui dire. La mère de Moussa avait cherché à le joindre. Avait-elle une information importante à lui communiquer ?
Il s’assit derrière son bureau, sortit son portable. Il pensa un instant à Chabrillac et la colère revint.
— Madame Sarr, vous avez essayé de me joindre ? dit-il.
— Oui… Bonjour, commandant… Je… je ne savais pas à qui m’adresser, alors j’ai pensé à vous…
Il retint sa respiration. Le ton était nettement plus conciliant que la fois précédente. La voix au téléphone était tendue, presque désespérée.
— C’est à quel sujet ?
— C’est le bailleur social… Ils m’ont écrit. Ils me présentent leurs condoléances, et puis, dans la même lettre, ils m’expliquent que le logement est devenu trop grand avec la mort de Moussa et qu’il va falloir que je déménage pour un plus petit. Ça fait vingt-cinq ans que je suis dans cet appartement, commandant. C’est chez moi… Moussa et Chérif ont grandi dans cet appartement. Il est plein de souvenirs…
Au bout du fil, la mère de Moussa fondit en larmes. Les salopards, pensa-t-il. Ils auraient pu attendre un peu.
— Je me suis dit que peut-être vous pourriez faire quelque chose, se reprit-elle. Vous êtes policier, vous connaissez la justice, le droit…
Trop bien, songea-t-il. Il réfléchit. Quel moyen avait-il de reculer l’échéance ? Même les flics avaient du mal à trouver des logements décents de nos jours. Soudain, une idée lui vint.
— Écoutez, madame Sarr, je ne suis pas sûr qu’on puisse les empêcher de vous changer d’appartement. Mais on peut essayer de les retarder. En attendant de trouver, peut-être, une solution définitive. Voilà ce que nous allons faire…
Il marqua une pause, se demandant comment elle allait prendre la chose.
— Je vais envoyer quelqu’un chez vous qui va mettre des scellés sur la porte de la chambre de Moussa. Elle sera considérée comme… hmm… une scène de crime. Tant que l’enquête ne sera pas terminée, personne ne pourra légalement y toucher et donc vous expulser et reprendre l’appartement.
Un silence à l’autre bout.
— Vous avez compris ? dit-il.
— Évidemment que j’ai compris. Je ne suis pas idiote.
Servaz rougit.
— Il n’y a vraiment pas d’autre solution ? voulut-elle savoir.
— Je n’en vois pas. Je suis désolé. Ce sera très discret : juste un cachet de cire sur la serrure et une étiquette. Mais, bien sûr, vous n’aurez plus le droit d’entrer dans sa chambre…
Il s’attendait à se faire insulter, envoyer sur les roses.
— Du moment que je peux conserver l’appartement, répondit-elle. Laissez-moi le temps de récupérer quelques-unes de ses affaires.
— Très bien. Prenez tout le temps qu’il faudra. Je vous envoie quelqu’un.
— Merci, commandant. (Il y eut un nouveau silence.) Vous allez trouver les assassins de mon fils, n’est-ce pas ?
Ne fais pas de promesse que tu n’es pas sûr de pouvoir tenir.
— Je vous le promets, dit-il.
— Merci.
Il resta un moment à contempler le mur en face de lui. Il ressentait une immense fatigue. Quel que soit le résultat de cette enquête, il se ferait des ennemis. Dans un camp ou dans l’autre. Et peut-être bien dans les deux. Il appela Katz.
— Oui ? dit celui-ci en entrant dans le bureau.
— Tu vas aller poser les scellés sur la porte de la chambre de Moussa Sarr. Pas de grand ruban, rien qu’une étiquette. Fais ça aussi discret que possible. Et tu vas envoyer un courrier officiel au bailleur pour leur annoncer que l’appartement étant considéré comme scène de crime, ils n’ont pas le droit d’y toucher jusqu’à ce que l’enquête soit close. Et, accessoirement, de le proposer à d’autres locataires.
Le jeune lieutenant passa une main dans ses cheveux blonds.
— Pourquoi on fait ça ?
— Je t’expliquerai. File. Et prends du monde avec toi. Un équipage de baqueux, plus un autre en soutien.
— Pour aller poser des scellés ?
— C’est fini le temps où un flic pouvait entrer seul dans la cité, dit Servaz. Et puis, je n’ai pas envie de voir se reproduire l’épisode du squat…