Les seuls à disposer d’un bureau individuel étaient le directeur financier et le rédacteur en chef. C’est vers le bureau de ce dernier que, de retour de la conférence de presse, Esther Kopelman se dirigea en fonçant à travers la salle comme si elle avait le diable à ses trousses. Dans ses écouteurs, John Lennon chantait Gimme Some Truth.
Elle fit un petit signe de tête aux collègues, cogna à la porte du rédac-chef.
— Entrez ! gueula Chaumette, d’une voix qui donnait plutôt envie de n’en rien faire.
Il ne parut pas spécialement heureux de la voir, fit signe au stagiaire qui prenait des notes de se retirer. Chaumette appréciait le travail de sa journaliste la plus expérimentée, mais la gérer était un boulot à plein temps qui lui pompait une bonne partie de son énergie.
— Salut, Esther, dit-il prudemment. Ferme la porte.
— Ne fais pas cette tête, je t’apporte des bonnes nouvelles.
— Je n’en suis pas si sûr…
Chaumette était un homme dans la cinquantaine d’une pâleur extrême et sa peau semblait en permanence recouverte d’une fine pellicule de transpiration. C’était en outre un homme aux proportions gigantesques : grandes mains, corps immense, grosse tête couronnée d’un buisson ardent de cheveux bouclés et grands yeux exophtalmiques qui lui donnaient l’air d’être en permanence perplexe ou courroucé.
Il était presque constamment en manches de chemise, même quand il sortait dans la rue par des températures négatives, et Esther savait qu’il souffrait d’un certain nombre de maladies – diabète, hypertension, insomnies, emphysème – et prenait de nombreux médicaments, dont les boîtes jonchaient son bureau au milieu de la paperasse.
Elle s’avança, se planta debout devant sa table de travail et attendit. Il finit par lever les yeux.
— Oui ? dit-il. Je suis tout ouïe…
Elle sortit cinq photos, les étala entre les papiers.
— C’est qui ? demanda-t-il en se penchant et en chaussant ses lunettes par-dessus son masque.
Son regard alla des cinq portraits à la journaliste.
— Je reconnais celui-là, dit-il. C’est le gamin dont tout le monde parle, celui qu’on a trouvé en Ariège…
— J’ai un peu fouillé dans nos archives. Ce sont cinq délinquants avec des carrières délictueuses longues comme le bras mais qui se sont retrouvés libres et qui ont tous… disparu peu de temps après leur libération. Celui-là s’appelle Kevin Debrandt, celui-là Lahcene Kheniche, là on a Nelson da Rocha, et là Romain Heyman. Et, pour compléter le tout, effectivement, celui-là, c’est Moussa Sarr, le gosse qui a été trouvé mort en Ariège. Trois jours avant d’être percuté par cette voiture, il avait cessé de donner de ses nouvelles à sa famille…
Il reposa lentement ses lunettes.
— Et tu comptes faire quoi avec ça ?
— Ça ne te paraît pas suffisamment frappant comme rapprochement pour qu’on en parle… ?
Il haussa les sourcils, qu’il avait aussi bouclés que ses cheveux.
— Et après ? Tu veux écrire quoi ? Qu’ils ont disparu ? Des milliers de personnes disparaissent chaque année… Ils se sont peut-être fait oublier quelque part… Quelles preuves tu as qu’il y a un lien entre eux ?
Sans demander l’autorisation, elle tira une chaise et s’assit.
— Moussa Sarr, quand il a été percuté par cette voiture, fuyait des gens qui le chassaient comme du gibier. Et il portait cette satanée tête de cerf. Il…
— Esther, je sais tout ça : on a publié ton article et on l’a mis en une, mais…
— Au printemps, il avait été libéré à la suite d’un vice de procédure par la présidente de la chambre d’instruction. Il était accusé de viol. Les quatre autres ont tous été libérés pour une raison ou pour une autre et, quelque temps après leur sortie du tribunal ou de la prison, ils ont tous disparu. Pouf ! On est sans nouvelles d’eux depuis…
— Ce n’est pas en me répétant la même chose plusieurs fois que tu me feras changer d’avis : tu n’as pas d’article…
— Et si tous avaient été chassés comme Moussa Sarr ? Supposons qu’il leur soit arrivé la même chose…
Il se racla la gorge, grimaça derrière le masque :
— C’est juste une hypothèse, tu n’en sais rien du tout.
— Tu ne crois pas que ça mérite au moins qu’on enquête ?
— Tu t’imagines qu’on est le Washington Post ou quoi ?
— Chaumette, tu sais comme moi que c’est coûteux en temps et en énergie d’obtenir de vraies infos dans ce métier. Sauf, bien sûr, si on se contente des dépêches AFP et de copier-coller les infos de la concurrence. Tu sais aussi que l’essence de notre métier consiste à déterrer la vérité enterrée sous les décombres du mensonge, des fictions et des faux-semblants, du moins quand on a de journaliste autre chose que le nom…
Il haussa les épaules, fouillant dans le monceau de documents entassés devant lui comme un rempart.
— Tu peux pas t’empêcher de faire la leçon, hein, Kopelman ? C’est plus fort que toi…
Il poussa un soupir.
— Tiens, voilà un bon article qui parle aux gens, ajouta-t-il en ouvrant grand et en faisant bruisser cet objet quasi anachronique qu’était désormais un journal imprimé. « Les dégâts collatéraux du coronavirus sur les pratiques sexuelles ». On pensait qu’après la disette sexuelle imposée par le premier confinement on allait assister à une boulimie de sexe. Eh ben, pas du tout… 33 % des célibataires interrogés déclarent avoir eu une relation sexuelle dans le mois qui a suivi le déconfinement. C’est mieux que les 13 % pendant, mais moins que les 44 % avant. Par ailleurs, 90 % d’entre eux choisissent d’avoir un seul partenaire. Le virus encourage la fidélité. Mais il provoque aussi la stigmatisation de certaines populations à risque. 59 % des célibataires interrogés refuseraient d’avoir un rapport sexuel avec une personne susceptible d’être exposée au virus, comme le personnel soignant, et 58 % avec une personne ayant déjà eu le Covid-19. Intéressant, non ?
— C’est rien que des chiffres, tu appelles ça un bon article ?
— Erreur, dit-il. C’est bien écrit et ce que traduit cet article, c’est un manque affectif plutôt qu’un manque de sexe. Ça parle aux gens. Un célibataire est habitué au manque de sexe. Mais les Français ont besoin d’affection, de quelqu’un auprès d’eux pour affronter cette crise. Voilà ce que nous dit cet article. Il nous parle de ce que nous sommes profondément. C’est pour ça qu’il intéresse nos lecteurs, bien plus que la corruption, les trafics ou les scandales. C’est l’article du jour le plus téléchargé sur notre site en ligne.
Il tapota le journal de l’index.
— Des études ont montré que les lecteurs se sentent anxieux après avoir lu la presse, ironisa-t-il. Tu es au courant qu’il y a eu une attaque au couteau à la basilique de Nice ce matin, je suppose ? Trois morts, dont deux égorgés… On a assez d’infos anxiogènes comme ça en ce moment. Si tu n’as pas plus d’éléments, on laisse tomber.
— Et si j’en trouve ?
— Alors, on en reparlera.
— D’accord. Mais avoir un informateur dans la police n’est pas gratuit…
Il soupira :
— Combien ?