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Il plissa les paupières en tournant son regard vers l’embrasement des phares. Reporta son attention sur les mains du garçon, autour desquelles la légiste avait passé des sachets transparents.

— Quelqu’un a pris ses empreintes digitales ?

Elle secoua la tête :

— Pas encore. Pas question d’effectuer un quelconque prélèvement ou la moindre opération susceptible de provoquer une contamination accidentelle tant que je n’aurai pas examiné la pulpe de ses doigts et curé ses ongles.

Il connaissait sa rigueur et son intransigeance en la matière.

— On aura sûrement besoin de ses empreintes pour l’identifier si on ne trouve ni vêtements ni papiers, objecta-t-il. On pourrait utiliser une technique « non destructive », comme des poudres qui n’affectent pas l’ADN. Ou même une simple photographie…

— Martin, en l’état actuel des choses, personne ne touche à ce corps à part moi, trancha-t-elle. On les relèvera juste avant l’autopsie. Mais personne ne touchera ces mains tant que je n’aurai pas examiné les doigts et les ongles, c’est compris ? Je ne me suis pas levée si tôt pour rien.

Du Fatiha Djellali tout craché. Elle avait son propre protocole et personne ne pouvait y déroger. Il avait connu des légistes moins scrupuleux. Il réprima un soupir. En général, il se réjouissait qu’elle fît preuve d’un tel professionnalisme mais, cette fois, il aurait bien aimé gagner du temps.

— Pleine lune, dit-elle soudain.

— Oui, j’ai remarqué, fit-il en levant les yeux vers le ciel nocturne.

— Lune des chasseurs…

Il tressaillit de nouveau.

— Quoi ?

— Notre pleine lune, cette nuit : elle s’appelle la lune des chasseurs, expliqua-t-elle. C’est comme ça qu’on appelle la pleine lune d’octobre parce que jadis elle facilitait la chasse de nuit aux oiseaux migrateurs. Traditionnellement, elle fait suite à la pleine lune des récoltes, en septembre. Sauf que 2020 est vraiment une année exceptionnelle à tous points de vue : nous avons treize pleines lunes au lieu de douze. Dont deux en octobre. Lune des chasseurs, répéta-t-elle.

Il se souvint que, dans la mythologie grecque, Artémis, déesse de la chasse, était aussi associée à la lune. Il fut parcouru d’un frisson.

— Tu crois que c’est une coïncidence ? demanda-t-il.

— Ça, c’est pas mon boulot de le dire. C’est le vôtre.

— D’après ce que j’ai entendu, il aurait fui quelque chose ou quelqu’un… Il aurait été en somme… chassé… Tu sais d’où vient cette hypothèse ?

Elle hocha la tête :

— Regarde.

Elle orienta le pinceau de la torche vers l’une des omoplates. Il avait une blessure à l’épaule gauche, en dessous de la clavicule : une pointe de métal en ressortait. Elle étincela dans le faisceau surpuissant. Servaz s’accroupit à son tour.

— C’est quoi ça ? Une flèche ?

— Plutôt un carreau d’arbalète…

Il sentit les poils sur sa nuque se hérisser.

— Pas banal, hein ? ajouta-t-elle. Et ce n’est pas tout…

Elle posa sa torche sur le sol, saisit le corps aux épaules.

— Aide-moi.

Il l’aida à le retourner, lentement, précautionneusement. Ils le couchèrent sur le dos, sur la bâche étalée à même les gravillons et le bitume.

Elle éclaira en premier lieu le visage, bien que les phares l’illuminassent déjà.

Servaz se figea. Des pupilles mortes. Des yeux qui avaient à peine eu le temps de voir la vie avant de la quitter : ce gamin n’avait pas plus de vingt ans. Fatiha Djellali fit glisser le faisceau de la torche le long du menton et de la gorge jusqu’à la cage thoracique, qui affleurait distinctement sous la peau, car le garçon était de constitution maigrelette.

Servaz prit un air surpris, et même carrément sidéré. Il essaya de ne pas penser, de ne pas échafauder d’hypothèses à ce stade, de ne pas tirer de conclusions prématurées.

Quelqu’un avait gravé sur la poitrine du jeune homme le mot :

JUSTICE

2

ILS PROGRESSAIENT difficilement. Entre taillis et arbres. Samira l’avait rejoint et ils suivaient le chemin qu’avaient délimité dans la forêt les techniciens de scènes de crime en tendant de tronc en tronc deux longs rubans jaunes et brillants vaguement parallèles. Ils se tenaient à l’extérieur des rubans. Là où ils ne risquaient pas de piétiner des indices. Entre les deux lignes jaunes, des projecteurs éclairaient des taches de sang et des branches cassées signalées par des cavaliers en plastique, jaunes eux aussi, numérotés. Tout était humide ; au bout de trente mètres, les jambières de son pantalon furent trempées. Un peu plus loin, on avait dû manquer de câble pour alimenter les projecteurs, car des ballons lumineux les remplacèrent. Ils avaient été montés au bout de mâts, reliés à des batteries au sol, trouant l’obscurité comme des lunes mortes.

Puis, au bout de cinq cents mètres environ, il n’y eut plus ni ballons ni rubans. À partir de là, les techniciens, à court de matériel, s’étaient contentés de déposer des cavaliers en plastique là où ils avaient repéré des traces. Les balises jaunes dessinaient ainsi un chemin plus clair à travers la forêt obscure tels les cailloux du Petit Poucet.

Ils atteignirent bientôt un ruisseau, qui coulait au bas d’une pente escarpée, et ils aperçurent entre les buissons deux techniciens qui éclairaient l’autre rive de leurs lampes. Servaz vit des traces de pas profondes dans la boue. De pieds nus, mais aussi de semelles. Les TIC les photographiaient et les mesuraient. L’un d’eux se releva et passa près d’eux. Peut-être retournait-il là-haut chercher un kit de moulage.

Servaz montra sa carte.

— Que des hommes adultes, déclara le second technicien en désignant les traces. Je dirais entre six et dix. Plus le garçon aux pieds nus…

Il portait une combinaison à capuche et un masque blancs, des surchaussures et une double épaisseur de gants de nitrile bleu, et il avait l’air là encore d’un explorateur perdu sur une planète hostile.

— Ça continue plus loin ? demanda Servaz en écartant une branche et en posant un pied prudent sur une pierre plate au milieu du courant.

L’eau chantait et dansait, scintillante dans le faisceau de la torche. Le ruisseau creusait un tunnel dans la végétation.

— Oui, il y en a environ pour un kilomètre…

Soudain, Servaz avisa sur un rocher voisin ce qui ressemblait à une grenouille morte. À plat ventre, ses grandes pattes postérieures formant deux angles droits, elle ne bougeait plus. Il fut étrangement fasciné, perturbé par le petit batracien. Fascination d’autant plus étonnante qu’il venait de voir un cadavre sur la route. Comme si l’insignifiante créature revendiquait sa place dans la grande chaîne de la vie et de la mort.

Ils reprirent leur progression. Le feuillage formait un plafond presque impénétrable au-dessus de leurs têtes mais, par moments, la lune parvenait à se glisser entre les feuilles. Ici, loin en contrebas de la route, il n’y avait aucun bruit. Il fut frappé par ce silence. Enfin, ils les virent. Les autres techniciens en combinaisons blanches, au centre de la clairière.

La lune la baignait.

Il régnait en ce lieu circulaire, ouvert sur le ciel nocturne, au cœur de la forêt, une horreur diffuse, et Servaz sentit une sourde angoisse le gagner.

— Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-il en dégainant encore une fois sa carte.

— Les traces s’arrêtent là, dit l’un des cosmonautes. C’est à partir d’ici qu’il a commencé à courir. Il a fui dans la direction d’où vous venez, ajouta-t-il en indiquant la forêt noire derrière eux.