ELLE DÉVERROUILLA la porte de son appart sous les toits. Poussant le battant qui résista un court instant, elle pénétra dans le petit deux-pièces qui sentait l’encens et le tabac. Elle posa son sac, fila dans la salle de bains se nettoyer les mains au gel hydroalcoolique.
En revenant dans le séjour, le regard d’Esther tomba sur la bouteille de bourbon à moitié vide sur le comptoir de la cuisine. Elle saisit un verre, se servit une bonne rasade et la but d’un trait.
Après quoi, elle récupéra un paquet de cigarettes neuf et ressortit. En émergeant dans la rue, elle entra dans le kebab du rez-de-chaussée, qui s’appelait Sami Kebab, du nom de son propriétaire.
— Salam aleikoum, dit-elle en s’approchant de la minuscule cuisine ouverte sur la salle aussi étroite qu’un couloir.
— Aleikoum salam, répondit Sami.
Il avait un visage long, avenant, un nez à la Cyrano, un collier de barbe clairsemé et des yeux noirs pétillants d’humour. Mais, ce jour-là, le regard était sombre.
— Pourquoi tu fais cette tête-là, Sami ?
Il la fixa avec l’air d’un chat qui a la queue coincée dans une porte.
— Pourquoi je fais cette tête-là ? Tu es journaliste, tu devrais savoir : on va reconfiner. Tu n’as pas entendu le président parler hier soir ?
— Ah ? ça…
— Oui, ça. Tu crois que c’est rien ? Toi, tu as ton job, tu es… salariée. Mais moi, je suis mort : plus de Sami, plus de kebab, plus rien… Finito. Adieu Sami.
Elle hocha la tête.
— Je suis sincèrement désolée, Sami.
— Et puis, il y a cette chose horrible qui s’est passée ce matin à Nice, dans cette église… On va encore montrer du doigt les gens comme moi. On va encore nous confondre avec ces bêtes sauvages. Il paraît que celui qui a fait ça est en réanimation. Je plains les médecins qui doivent soigner ce monstre… Moi, je ne bougerais pas le petit doigt pour lui si j’étais eux. On vous tue et vous soignez le tueur ?… Vous êtes faibles dans ce pays… Trop faibles. Dépêche-toi de manger, Kopelman, dit-il tristement. Avant que je baisse le rideau et que ce monde explose. Tu veux quoi ?
— Prépare-moi un dürüm.
— Avec du ras el-hanout maison ?
— Et sans sauce aigre. Pas comme la dernière fois…
— Je t’entends fort et clair, Kopelman, répondit Sami. Fort et clair.
— Je me sors une chaise, dit-elle en attrapant un des sièges pliants dans la salle vide.
Sami avait laissé une seule table à l’extérieur, sans siège. Il faisait trop froid pour manger dehors. Ce n’était pas uniquement pour fumer cependant qu’elle s’installait dans la rue, c’était pour observer. Les gens. Sa ville. La vie. C’était plus fort qu’elle. L’humanité était la drogue d’Esther Kopelman.
— Pas de sauce aigre ! répéta-t-elle au moment de franchir le seuil.
— Pourquoi tu continues à venir ici si rien ne va ? lança-t-il avant qu’elle sorte.
Le rire d’Esther monta.
— Parce que t’es juste en dessous de chez moi et aussi parce que tu as la meilleure viande de Toulouse, répondit-elle sans se retourner.
LA VIANDE ÉTAIT délicieuse. Elle était allée mendier un verre de chianti à la pizzeria voisine, où l’humeur était aussi sombre que chez Sami après les annonces présidentielles. Elle remonta le col de sa doudoune. Il faisait méchamment froid. Elle sortit son téléphone. Le numéro qu’elle appela était-identifié dans son répertoire par les seuls mots « Contact Un ».
— Vous voulez toujours collaborer ? dit-elle dès qu’on eut répondu. Vous avez de quoi noter ? J’ai besoin d’informations sur Lahcene Kheniche, Nelson da Rocha et Romain Heyman. (Elle épela.) J’ai besoin de savoir, dans chaque cas, qui est le juge qui a mené l’instruction et les flics qui ont conduit la procédure.
— Combien ?
— Comme convenu.
28
IL Y AVAIT DE PLUS EN plus de nuages au-dessus des barres d’immeubles de la Reynerie. Le vent glacial poussait les premières feuilles mortes entre les arbres du parc Winston-Churchill, sous le ciel sombre, et il faisait frissonner la surface triste et noire du lac.
L’appartement-nourrice puait le shit. Chérif Sarr avait envoyé les locataires faire un tour, le temps de discuter avec ses « frères », loin des oreilles de sa mère et des possibles micros de la flicaille.
Il observa la collection de visages fermés autour de lui à travers les volutes bleutées.
— On va pas laisser la mort de mon petit frère impunie, dit-il aux jeunes hommes présents. Les keufs ne vont rien faire, ces fils de putes vont enterrer l’affaire. On doit agir.
Tous les regards posés sur lui étincelaient comme des bouts de métal chauffés à blanc.
— Ouais… on doit marquer le coup, dit un autre. On doit allumer ces enculés. Tu proposes quoi ?
LEMARCHAND REGARDA par la fenêtre. La voiture était toujours là. Garée le long du trottoir entre deux autres voitures. Il savait très bien d’où elle venait : du parc de véhicules du SRPJ. Et il y avait quelqu’un à l’intérieur.
Il constata avec un agacement croissant que la femme au volant ne cherchait même pas à se cacher. Il ne voyait pas ses yeux à travers le pare-brise, dans l’ombre de l’habitacle, mais il devina que c’était lui que cette salope observait. Il tira le rideau, finit son café, rinça la tasse et la déposa dans l’évier.
Ça faisait une plombe que la chignole était là. Elle l’avait probablement suivi depuis le commissariat, même si, sur le moment, il n’y avait pas prêté attention. Il savait très bien ce qu’ils cherchaient à faire. Ils cherchaient à l’énerver, histoire de l’amener à commettre une erreur. Et il avait beau le savoir, ça marchait : qu’ils aient l’audace de planquer devant chez lui sans se cacher avait quelque chose de foutrement insultant, de carrément humiliant même.
Il se demanda s’il devait sortir, traverser la rue et aller dire à la fille au volant d’aller se faire mettre.
Mauvaise idée : elle saurait qu’elle avait atteint son but. Le foutre en rogne. Et cela les conforterait dans leur stratégie.
Il revint à la fenêtre, souleva de nouveau le rideau. La nana ne bougeait pas. Sale pute. Il avait un besoin pressant et il alla s’enfermer dans les toilettes.
Assis sur la cuvette des WC, le slip sur les chevilles, il poussait quand il vit un liquide blanc et poisseux sourdre de son pénis et sentit une odeur de poisson mort. Merde ! Son gland continua d’expulser plusieurs jets de sperme sans qu’il eût la moindre érection. C’était l’un des étranges symptômes de la tumeur qui lui bouffait le cerveau. Cela pouvait survenir quand il riait trop fort ou, comme en ce moment, quand il déféquait. Il avait tellement peur que ça lui arrive au boulot qu’il dissimulait des couches étanches sous ses vêtements. Saleté de karma. Il avait dû faire de vilaines choses dans une vie antérieure, et il se disait que ça n’allait pas s’améliorer avec la suivante.
Il s’essuya, remonta son pantalon et retourna à la fenêtre. Comme il fallait s’y attendre, la voiture était toujours là, dans le soir qui descendait. De guerre lasse, Lemarchand ouvrit un tiroir de la cuisine et choisit un téléphone « fantôme » parmi la rangée : rien que des appareils à carte prépayée.
— Oui ? dit la voix au bout du fil.
C’était la voix d’un homme d’âge mûr ; il émanait d’elle une aura d’autorité.
— Il y a une voiture qui monte la garde devant chez moi, ça a commencé il y a une heure, dit-il. La femme qui est dedans est de la maison. Je crois qu’ils veulent m’impressionner…