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— Elle est seule ?

— Oui.

Lemarchand revit la haute silhouette, le grand front, le crâne rasé, les joues creuses et ravinées et surtout le regard d’un bleu si pur qu’il en faisait presque mal.

— Je veux la voir, dit la voix après réflexion. « Connaître son ennemi », c’est la base, Serge. Voilà ce que nous allons faire.

À L’AUTRE BOUT de la ligne, l’homme de haute stature raccrocha, s’approcha du feu. Ainsi donc les chiens courants étaient sur la piste. Ils n’avaient pas aimé qu’on vienne dérober cette preuve dans l’enceinte même du commissariat. Ils n’avaient pas digéré l’humiliation. Il plongea son regard bleu dans les flammes. Une paire d’yeux du bleu le plus pur qu’on puisse imaginer. Parfait. Le combat était engagé. L’idée même amena un sourire sur ses lèvres minces.

Vallée d’Uzbin, Afghanistan, 19 août 2008, 1 h 40 du matin, dans les montagnes, à soixante kilomètres au nord de Kaboul. À la lueur des lampes, l’officier aux yeux bleus contemple les corps alignés. Dix militaires français tués. Embuscade…

Armés d’AK-47, de lance-roquettes RPG-7 et de fusils de précision SVD Dragunov, les talibans et les membres du Hezb-e-Islami ont attaqué la patrouille à cinq contre un. Cent cinquante talibans contre trente soldats. L’officier aux yeux bleus, arrivé en soutien avec ses hommes beaucoup trop tard, est furieux. Il avait prévenu la chaîne de commandement que le secteur était dangereux. Les Italiens, qui le tenaient auparavant, ne sortaient plus de leur base depuis qu’ils avaient eu un mort dans leurs rangs.

Dans la faible lumière tombant des étoiles, tandis que résonnent encore les mortiers de 120 et que vrombissent les hélicoptères Caracal à proximité, debout au milieu des rochers, l’officier aux yeux bleus regarde son adjoint :

— Une mission mal préparée… Pas de reconnaissance aérienne… Un traquenard qui aurait pu être évité… si on avait eu une chaîne de commandement à la hauteur et les moyens nécessaires… Appelle les journalistes. Je veux que dès demain il y ait des articles dans tous les journaux de France. Que le pays sache que notre engagement est total, que le comportement au combat de nos soldats est admirable, mais que l’armée française les envoie au casse-pipe. Je ne vais pas laisser mes hommes se faire massacrer pour qu’à Paris nos hauts gradés puissent parader le 14-Juillet.

29

SAMIRA PASSAIT l’album Vulgar Display of Power de Pantera – un truc de 1992 que certains sites spécialisés considéraient comme l’un des meilleurs albums de métal de tous les temps – quand elle vit Lemarchand sortir de chez lui. Elle était sur le point de se livrer à un peu de headbanging – une danse qui consistait à secouer violemment la tête – pour tuer le temps, mais s’abstint en le voyant. Le flic ripou dévala les marches de son pavillon, traversa la cour, franchit le portail et monta au volant de son van.

Oh, oh…

Samira le laissa s’éloigner, puis elle mit le contact. Elle déboita, descendit rapidement la rue en pente.

Il avait viré à gauche. Elle fit de même, aperçut le van à une trentaine de mètres. Deux voitures s’étaient intercalées entre eux. Impec. Elle aurait volontiers collé une balise sous le véhicule de Lemarchand, mais pour ça aussi il fallait l’autorisation d’un juge.

Cinq minutes plus tard, elle le vit rejoindre le périphérique par la sortie 17, à la hauteur de Balma et de la Cité de l’espace, prendre la direction du sud. Elle attrapa son téléphone. Martin répondit à la première sonnerie.

— Ça bouge, dit-elle. On est sur la rocade.

— Tu crois qu’il t’a repérée ?

— J’en suis sûre. Il a plusieurs fois regardé par la fenêtre.

— Très bien. Ne le lâche pas…

Ils quittèrent l’agglomération toulousaine par l’autoroute des Deux-Mers. Dépassèrent Donneville, là où le téléphone de Moussa avait borné pour la dernière fois. Après Montesquieu-Lauragais, ils délaissèrent l’A61 pour l’A66. Plein sud, donc. Direction l’Ariège. C’était le trajet qu’avaient suivi Moussa comme Kevin car, au bout de dix minutes, ils dépassèrent Mazères : là où le portable de Kevin avait borné en dernier lieu.

Putain… Il allait droit vers leur tanière ou quoi ? Elle sentait l’adrénaline courir dans ses veines, le frisson de la filature. Mais quelque chose clochait. Lemarchand savait qu’elle était à ses trousses : il ne l’aurait certainement pas conduite jusqu’à leur repaire… Et il savait aussi qu’elle ne risquait pas de le perdre sur l’autoroute déserte.

Alors où allait-il ?

Elle ne voulait pas s’approcher trop près, mais c’était difficile car il roulait en dessous de la vitesse autorisée. Un flic comme lui roulant à une allure de papy ? À croire qu’il le faisait exprès. C’était sans doute un déplacement anodin. Elle n’en était pas moins perplexe pendant que le ciel s’assombrissait au-dessus des collines et que la pénombre envahissait l’habitacle.

Ils doublèrent Foix, la préfecture et la deuxième plus grande ville du département avec seulement 9 700 habitants. Autour d’eux, les collines commencèrent à s’élever. Bientôt, de hauts sommets se profilèrent à l’horizon, hiératiques et menaçants sous le ciel qui s’étoilait. La nuit tombait. L’ombre avalait le décor. L’impression de solitude, de désolation, de bout du monde, s’amplifia. À la sortie de Tarascon-sur-Ariège, après un rond-point, une église et un cimetière déserté sous la lune, ils délaissèrent la N20 pour la D8, qui s’enfonça immédiatement dans un paysage encore plus sauvage.

Les flancs couverts de forêt se rapprochèrent de la route. Par moments, la vallée s’évasait un peu et ils longeaient des prairies bleutées cernées de bois noirs et de collines enténébrées. Lemarchand ne pouvait ignorer les phares qui le suivaient depuis si longtemps. Elle avait de plus en plus la sensation de se jeter dans la gueule du loup. Mais quelles étaient les intentions du loup en question ? Lemarchand et ses comparses n’étaient pas idiots. Ils devaient se douter qu’elle tenait son groupe informé.

Alors quoi ?

Le panneau d’entrée d’un village surgit dans la lueur des phares. Elle se fit la réflexion que, la dernière fois, avec Servaz et Espérandieu, ils n’étaient pas passés par là pour se rendre à la scène de crime : Moussa Sarr était mort plus au nord du département.

Le restaurant se trouvait à l’orée du village, près d’une rivière invisible dans l’obscurité mais bordée de grands peupliers qui se détachaient sur les ténèbres comme des fantômes pâles montant la garde. Lemarchand se gara sur le petit parc de stationnement. Samira poursuivit la sienne, passant devant l’entrée du parking sans s’arrêter, fit le tour complet du rond-point suivant, puis rebroussa chemin.

Revenue devant l’entrée du restaurant, elle découvrit les mots Au rendez-vous des chasseurs peints sur un écriteau fait de planches grossières, façon Far West, mais éclairé au néon. Elle vit Lemarchand disparaître dans l’établissement. Elle attrapa son portable, appela Martin, lui résuma la situation.

— Je fais quoi ?

— Tu le suis à l’intérieur.

— Il va me reconnaître…

— Précisément. Si on avait voulu une filature discrète, on aurait choisi quelqu’un d’autre.

— Martin, je t’emmerde.

— Moi aussi, je t’aime.