Traversant la route, elle entra sur le parking. Cinq véhicules, le van de Lemarchand compris. Samira se gara tout au bout. Elle regarda l’horloge du tableau de bord. 19 h 30. Avec le couvre-feu, le restaurant fermerait dans une heure et demie.
De petites lampes disposées au ras du sol éclairaient l’aire de loin en loin. Elle attendit cinq minutes et descendit, franchit la porte et demanda une table pour dîner.
La jeune femme à l’accueil rectifia la position de son masque et quitta son comptoir pour la guider vers la salle. Une auberge de campagne dans son jus avec des solives sombres au plafond, un feu clair dans la cheminée, des nappes à carreaux et de grandes scènes de chasse à courre sur les murs. Dès qu’elle eut pénétré dans la salle, Lemarchand leva les yeux. Il la fixa sans chercher à dissimuler son hostilité ni sa colère.
Loin de fuir le contact visuel, Samira soutint son regard et il finit par baisser le sien sur son menu. Elle s’assit à la table qu’on lui indiquait, dos au mur, inspecta rapidement la salle. Deux couples, un de retraités, l’autre dans la cinquantaine, une famille plus jeune – les parents avaient la trentaine – avec trois enfants en bas âge qui faisaient beaucoup de bruit, et un grand bonhomme maigre dans la soixantaine assis dans un coin, le visage émacié, le teint hâlé, les yeux baissés sur son assiette.
Plus Lemarchand, seul à table.
Ses pensées revinrent au flic et elle se demanda qui il attendait. Elle n’allait pas tarder à le savoir…
Quand la jeune femme vint prendre sa commande, Samira choisit une entrecôte aux échalotes. De son côté, Lemarchand s’était mis à manger en silence et elle commença à se sentir mal à l’aise. Apparemment, il n’attendait personne. Elle ne l’avait pas vu non plus sortir son téléphone. Elle fut soudain assaillie par une question oppressante : pourquoi l’avait-il entraînée jusqu’ici ?
Elle détailla les autres convives. L’homme du couple dans la cinquantaine la scrutait à la dérobée mais, chaque fois qu’elle regardait dans sa direction, il s’empressait de détourner les yeux. Flic ? Celui de la famille nombreuse lança plusieurs œillades vers son legging en cuir noir et son pull au décolleté lacé et elle le fusilla du regard. Le sexagénaire mangeait seul dans son coin, les yeux baissés sur un livre ouvert à côté de lui. Complet gris impeccable, chemise blanche au col rigide.
Lemarchand l’observait.
Sa pupille sombre avait envahi tout l’iris et elle semblait absorber la lumière alentour comme un trou noir.
Le cœur de Samira se mit à taper plus vite, malgré elle, en voyant un sourire arrogant s’étirer lentement sur les lèvres du policier – un sourire qui avait quelque chose d’obscène, de mauvais. Puis le sourire s’effaça d’un coup pour céder la place à une expression d’une cruauté si pure, d’une haine si nue, d’un mépris si absolu que Samira sentit un frisson glacé courir tout le long de sa colonne.
ILS ARRIVÈRENT PAR l’avenue de la Reynerie, dans la nuit, occupant les deux trottoirs, la piste cyclable et le milieu de la chaussée. Cagoulés, vêtus de survêtements noirs, armés de barres de fer, de battes de base-ball, de caillasse et de feux d’artifice – qu’une certaine presse qualifiait un peu abusivement de « mortiers », jouant sur l’ambiguïté du terme, parce que c’était plus spectaculaire et que, dans l’imaginaire collectif, ça renforçait l’image d’une guerre et de troupes ennemies.
Ils étaient une cinquantaine, peut-être davantage, et les deux policiers en uniforme qui fumaient devant le commissariat à ce moment-là comprirent tout de suite que cela allait barder.
— C’est quoi, ce bordel ? s’exclama l’un d’eux.
— Magne-toi ! Magne-toi ! Faut tout verrouiller et appeler des renforts !
Ils se ruèrent à l’intérieur, bloquèrent la porte blindée.
— Descendez les stores ! On est attaqués !
CE FUT UNE NUIT de fureur outragée et de tumulte. Une nuit sauvage et revendicative. Derrière chaque insulte, chaque cri, chaque projectile, il y avait – dit ou non dit, mais en tout cas pensé – le mot justice. C’était ce mot qui hantait les manifestants en gilets jaunes sur les ronds-points l’année d’avant, les associations de victimes exigeant plus de sévérité envers les criminels, les femmes et les hommes sur Twitter dont l’enfance avait été ravagée par des adultes, les gamins des quartiers qui voulaient avoir les mêmes opportunités que les autres et même les dealers et les gosses de la cité cette nuit-là. Justice. Celle que ce pays était désormais incapable de garantir à ses citoyens, remplacée qu’elle était par un simulacre, un jeu, une parodie. Justice : le mot était dans la moindre cervelle de cette nation humiliée et offensée.
Et, tandis que cela rugit, vomit, éructe, flamboie et brûle dans cette nuit de révolte, il est aussi dans toutes les têtes du côté du Mirail : celles des flics comme celles de leurs assaillants…
SAMIRA S’EMPRESSA de payer et se leva. Elle sortit de la salle, passa devant la réception où le restaurateur avait le regard levé vers le téléviseur suspendu dans un angle.
— J’arrive toujours pas à le croire, lui dit-il d’un air désespéré. On reconfine. C’est pas possible. Cette fois, on est morts. On ne se relèvera pas. Toute une vie de labeur foutue en l’air…
Elle eut un signe de tête compatissant, jaillit dans la nuit claire, que seuls peuplaient le bruit de la rivière proche et le murmure de la brise dans les peupliers. Elle s’arrêta net. Où était-il passé ?
Elle l’avait vu régler l’addition, se lever et partir.
Pourtant, son van était toujours là…
Elle regarda autour d’elle.
Elle était seule sur le parking. Ou peut-être pas. La lune n’était pas si pleine qu’elle éclairât le moindre recoin : il y avait un tas d’endroits obscurs où il pouvait se planquer. Elle tressaillit. S’avança jusqu’à la voiture.
Brusquement, elle fut prise d’un début de panique. Eut la certitude que quelqu’un l’épiait dans le noir. Elle le sentait… Et elle détestait ça. L’instant d’après, la colère reprit le dessus. Espèce de salopard, si tu crois que je vais me laisser impressionner…
Elle savait ce qu’il cherchait à faire. Il voulait lui rendre la monnaie de sa pièce : lui mettre les nerfs à fleur de peau. Pas question de lui donner ce plaisir. Au lieu de se dépêcher de se mettre au volant, elle s’adossa au capot, sortit tranquillement une cigarette du paquet, l’alluma.
Il ne lui échappa pas, en l’allumant, que sa main tremblait. Elle espéra qu’il ne l’avait pas remarqué de là où il était. Si tant est qu’il fût en train de l’observer. Elle s’efforça de la fumer jusqu’au bout, avant d’aller l’écraser dans la jarre pleine de sable qui faisait office de cendrier à l’entrée du restaurant. Après quoi, elle se mit au volant et quitta le parking, prenant à gauche pour rentrer à Toulouse. Elle suivit la même vallée sauvage et boisée qu’elle avait empruntée à l’aller, longeant la D8 dans la nuit. Pas une habitation à l’horizon, à part deux lieux-dits qu’elle traversa rapidement et où, à cette heure, les trois maisons au bord de la route, soudain révélées par la lueur de ses phares, avaient les volets clos. Le reste du temps, prairies brumeuses et bois obscurs. La même brume qui flottait dans les champs dérivait par moments sur la route et, chaque fois qu’elle la traversait, le faisceau de ses phares rebondissait dessus. Elle surveillait en permanence le rétroviseur. Parfois la réalité imite la fiction : une paire de phares surgit loin derrière elle dans une longue ligne droite. Dans la nuit, n’importe quelle paire de phares qui apparaît derrière vous sur une route déserte a quelque chose d’inquiétant. On pense, même fugitivement, même sans y croire vraiment, à du car-jacking, à des pirates de la route, à des hommes ivres qui veulent impressionner ou s’amuser. C’est humain.