C’est aussi à ça que pensa Samira quand, observant les phares brillant dans son rétroviseur, elle les vit se rapprocher à vive allure. Et elle sut…
Lemarchand.
30
SES YEUX S’ÉCARQUILLÈRENT malgré elle quand il passa en pleins phares et accéléra brutalement, fondant sur sa voiture, avalant les dernières dizaines de mètres beaucoup trop vite. Il allait lui rentrer dedans ! Elle se raidit dans l’attente du choc, les mains cramponnées au volant, mais il freina au dernier moment, la douche de lumière blanche incendiant l’habitacle, le pare-chocs du van s’arrêtant à quelques centimètres du sien.
Putain ! Il voulait l’envoyer dans le décor ! Elle accéléra, mais Lemarchand l’imita aussitôt. Bordel ! Il attendait qu’elle fasse une erreur et provoque elle-même l’accident. Ou alors il guettait un endroit, un virage pour donner la petite poussée qui la ferait sortir de la route.
Elle transpirait à grosses gouttes à présent. La sueur coulait comme de l’eau dans sa nuque et entre ses omoplates. Son cœur cognait tel un boxeur contre le sac de frappe de sa poitrine. Ce mec était dingue. Ils allaient avoir un accident.
Il était collé à son pare-chocs arrière à plus de 100 kilomètres/heure sur une route limitée à 80. Et l’incendie de lumière blanche éblouissait Samira, gênait sa visibilité.
Elle n’osait pas ralentir. Il était trop près… Dans une ligne droite, elle attrapa son téléphone, chercha le numéro de Servaz. Il répondit aussitôt.
— Martin ! gueula-t-elle. J’ai Lemarchand derrière moi qui me colle au train ! Il va me rentrer dedans !
— Quoi ?
Elle répéta, expliqua aussi brièvement que possible la situation.
— Concentre-toi sur ta conduite ! lui enjoignit-il. Pas de geste stupide : il n’attend que ça !
À L’HÔTEL DE POLICE, il chercha le numéro de Lemarchand parmi ses notes et ses Post-it, appela. Le flic ripou répondit à la troisième sonnerie.
— On t’a pas appris à respecter les distances de sécurité ? dit Servaz calmement.
Lemarchand éclata de rire :
— Tiens, Servaz ! On vient au secours de son équipière ?
— Je vais avertir l’IGPN de ta conduite…
— Mon cul. T’as certainement pas envie qu’on te retire l’enquête pour la refiler aux bœuf-carottes, pas vrai ? Je connais les gars comme toi, Servaz. Tu veux cette enquête…
— Pourquoi tu fais ça, Lemarchand ?
— Pour que vous voyiez ce que ça fait d’être collé aux basques…
— Tu veux provoquer un accident ? Comment tu l’expliqueras ? Ralentis. Je te jure que s’il lui arrive quelque chose, je viendrai moi-même te traîner par la peau du cul chez les bœuf-carottes…
Soudain, la voix de Lemarchand changea, devint hystérique. Le flic perdit toute forme de sang-froid :
— La ferme ! Tu ne me menaces pas, espèce de petite fiotte ! On me menace pas, t’entends ? Tu vas m’écouter ! Vous allez arrêter vos conneries ! J’ai rien à voir avec la disparition de ce gosse, moi, alors pourquoi vous venez m’emmerder ?
Il avait hurlé. Servaz craignit que, dans un mouvement d’humeur, il n’envoyât Samira dans le décor.
— Ralentis et j’annule le dispo, proposa-t-il.
— Allez vous faire enculer ! répondit le brigadier-chef avant de raccrocher.
Mais il leva brusquement le pied, et la distance entre les deux voitures grandit rapidement. Il n’en salua pas moins Samira d’un ultime appel de phares.
SERVAZ RACCROCHA après que Samira lui eut confirmé que Lemarchand l’avait lâchée. Il fixait le mur devant lui. Le flic était-il en train de perdre les pédales ? Des cris dans le couloir. Il tourna son regard vers la porte, se demanda ce qui se passait. Ça bougeait, là, dehors. Il devait y avoir du rififi quelque part.
Il alla aux nouvelles.
SUR LA PLACE du Capitole comme dans toute l’agglomération toulousaine, le temps s’était arrêté à 21 heures. Couvre-feu oblige. Opération ville morte. Rues désertes. Rideaux de fer baissés. Comme s’il était 4 heures du matin.
À l’hôtel de ville cependant, c’était exactement l’inverse. On s’agitait comme jamais dans les couloirs et les bureaux. Plusieurs responsables municipaux – qui avaient passé la journée à organiser le nouveau confinement et à tenter d’envisager toutes les conséquences de celui-ci, pendant que deux cents personnes manifestaient devant la mairie – étaient à présent réunis dans le bureau du maire pour une tout autre raison.
Dans la pièce surchargée de dorures, l’élu affichait la mine des mauvais jours. Il était au téléphone avec le directeur départemental de la Sécurité publique et avait face à lui son directeur de cabinet, le directeur de la communication, l’adjoint chargé des politiques de sécurité et de prévention de la délinquance ainsi que les maires des secteurs Toulouse-Nord et Mirail/Reynerie/Bellefontaine.
— On a des débuts d’émeutes à la Reynerie, à Bellefontaine, aux Izards et à Bagatelle, était en train de dire le patron de la Sécurité publique du département dans l’audioconférencier en forme d’étoile à trois branches.
Tous les visages s’allongèrent.
— Je ne veux pas d’un nouveau 2018, le prévint l’édile. Ne faites rien qui pourrait envenimer les choses.
En 2018, au cours de trois nuits d’émeutes, plusieurs quartiers avaient explosé, soixante voitures avaient brûlé, des abribus et du mobilier urbain avaient été détruits et des fonctionnaires de police victimes de guet-apens, avec des débuts d’incendies destinés à faire venir les pompiers accompagnés de la police pour mieux caillasser ensuite cette dernière.
— C’était prévisible après la mort de ce jeune, poursuivit le maire. Pourquoi vous n’avez rien vu venir ?
Un silence à l’autre bout.
— On avait des signalements de Pharos comme quoi quelque chose se préparait sur Facebook et sur Snapchat, mais difficile de deviner où ça allait péter et quand…
Pharos – pour « plate-forme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements » (visiblement, les termes avaient été choisis par quelque bureaucrate amateur d’acronymes ronflants) – était un dispositif visant à faciliter le signalement de contenus pédophiles et de corruption des mineurs en ligne, mais aussi d’incitation à la haine raciale et d’appels à la violence via les réseaux sociaux.
— On a mobilisé deux cents policiers, CRS et fonctionnaires de la Sécurité publique, poursuivit le directeur. On a aussi un hélicoptère de la gendarmerie sur zone. Mais, en plus de Bagatelle, de la Reynerie et de Bellefontaine, on a des informations qui remontent selon lesquelles il y aurait des voitures brûlées aux Izards, à Colomiers et à Blagnac. Et un début de mutinerie à Seysses…
La maison d’arrêt de Seysses était connue pour sa surpopulation carcérale : un surveillant pour cent dix détenus à certains étages.
— Nom de Dieu ! s’exclama le maire.
— Nous avons déjà procédé à vingt-huit interpellations, tempéra le directeur. Et ce n’est pas fini…
Il s’abstint de préciser que, sur les vingt-huit, vingt-cinq concernaient des mineurs qui rentreraient chez eux après un simple rappel à la loi.