Ses sourcils broussailleux plus tombants que jamais, le maire remercia, demanda à être tenu au courant et raccrocha. Il regarda ses adjoints avec l’air d’avoir vu le fantôme de Joseph de Rigaud – le premier maire de Toulouse, mort guillotiné le 20 avril 1794 – errer dans les couloirs :
— Comme si une mauvaise nouvelle par jour ne suffisait pas, après le confinement, les émeutes…
LES HABITANTS PERCEVAIENT le tap tap de l’hélicoptère au-dessus des barres d’immeubles. Il faisait vibrer les murs comme si on était du côté de South Los Angeles ou de Watts en 1992. Ils entendaient aussi les clameurs des sirènes, voyaient les fumées et la lueur des incendies, quand ils n’étaient pas tout bonnement aux premières loges. Pour ceux qui ne vivaient pas ici et qui regardaient ça sur leurs écrans, c’étaient peut-être de jolies images, mais pour eux c’était une fatalité, qui les faisait se terrer dans leurs appartements comme des civils en zone de guerre. Pas de couvre-feu dans les quartiers, plutôt du feu tout court. Et une couverture médias qui grossissait de minute en minute. Flics comme journalistes se tenaient cependant à distance. Les ordres étaient clairs : ne pas aller à l’affrontement. Mais empêcher les émeutiers de déborder dans d’autres quartiers.
Au commissariat du Mirail, la furia était passée mais le bâtiment gardait les stigmates de l’explosion de violence : traces noires sur les murs, volets défoncés, vitres blindées lézardées. À Bellefontaine, les émeutiers se déplaçaient très rapidement, vandalisant le mobilier urbain sur leur passage tout en jouant à cache-cache avec la police.
Mais l’événement le plus dramatique se produisit impasse Théodore-Richard, au pied des hautes barres de la Reynerie.
Deux véhicules garés dans l’impasse en contrebas du grand parvis ayant préalablement été incendiés, quand le camion des pompiers arriva sur zone, accompagné d’un équipage de la BAC, un orage de projectiles s’abattit sur eux des terrasses en surplomb, et ils comprirent vite qu’ils étaient tombés dans un nouveau guet-apens. L’équipage était constitué d’un policier et d’une policière. Pas inexpérimentés, mais pas chevronnés non plus. Dès les premiers projectiles, ils tentèrent une marche arrière pour se sortir du guêpier, mais plusieurs assaillants surgirent alors de l’angle de l’avenue de la Reynerie, derrière eux, et un pavé fit voler en éclats la lunette arrière, presque aussitôt suivi d’un cocktail Molotov.
Dans l’habitacle, le feu prit immédiatement. Une fumée âcre et toxique envahit le véhicule, les flammes partirent à l’assaut des tissus et des plastiques. Le flic au volant s’empressa de défaire sa ceinture et de s’extraire du brasier, mais sa voisine ne parvint pas à ouvrir sa portière. Comme la quasi-totalité du parc automobile, subissant les conséquences d’anciennes coupes budgétaires, le véhicule était dangereusement obsolète – plus de 260 000 kilomètres au compteur.
Prise au piège, la policière se mit à gesticuler et à hurler en s’acharnant sur la portière bloquée. Déjà les flammes l’entouraient. Malgré les projectiles qui continuaient de pleuvoir sur eux en même temps que les hurlements gutturaux descendant du parvis, les pompiers se précipitèrent, réussirent à forcer la portière et à évacuer la fliquette transformée en torche humaine.
On appela des renforts. Pris de panique, son coéquipier, qui avait grandi en Seine-Saint-Denis, élevé par des parents arrivés du Sénégal dans les années 90, finit par sortir son arme et tira deux coups de feu en l’air – ce dont il devrait s’expliquer plus tard devant la police des polices. L’ambulance et trois autres équipages arrivèrent sur zone au bout de six longues minutes, emportant la jeune policière brûlée au deuxième et au troisième degré.
On avait un nouveau Viry-Châtillon[5].
VENDREDI
31
LE VENDREDI 30 octobre au matin, Servaz réunit son groupe sans Roussier et Gadebois.
— Que les choses soient claires, commença-t-il, d’une manière ou d’une autre cette enquête va nous péter à la gueule. Si le coupable est un officier de police, nous nous mettrons la plupart des collègues à dos. Si, au contraire, il ne fait pas partie de la police, on nous accusera d’avoir protégé le vrai coupable et on se fera lyncher sur les réseaux sociaux. Il n’y a pas de bon coupable dans cette histoire, mais notre seule préoccupation doit être de le trouver.
— Les trouver…, rectifia Samira.
Il acquiesça, tout en songeant à ce qui se passait là, dehors. Après les émeutes de la nuit précédente, la ville rose pansait ses plaies. Quelques centaines de milliers d’euros de dégradations, quatre-vingts véhicules incendiés, soit vingt de plus qu’en 2018, douze fonctionnaires de police blessés, et partout, dans le centre-ville comme dans les faubourgs, des tags qui clamaient « Flics assassins » ou encore « Police raciste ».
La brigadière brûlée à la Reynerie avait été plongée dans un coma artificiel, son collègue traumatisé mis en arrêt maladie et astreint à un suivi psychologique.
Il fit passer une photo de Lemarchand de main en main, raconta ce qui était arrivé à Samira la veille au soir.
— Serge Lemarchand prétend qu’il n’est pour rien dans la mort de Moussa, qu’on fait fausse route. Tout prouve le contraire. Je crois que nous tenons quelque chose. Un début, un chemin. Tôt ou tard, il va falloir demander au juge une autorisation pour le mettre sur écoute. Mais, comme il s’agit d’un flic, il y a toujours un risque que Nogaret nous retire l’affaire pour la confier aux bœuf-carottes.
— Qu’est-ce qu’on fait alors ? demanda Samira.
— On attend de voir si on ne peut pas les coincer autrement. On n’avertira le juge qu’en dernier recours. J’ai promis à Lemarchand qu’on lèverait le dispo, mais les promesses n’engagent que ceux qui les croient. On va l’augmenter, au contraire. Ce salaud est déjà énervé, on va le pousser à bout…
— Le vol de l’échantillon de sang dans le labo indique qu’il y a sans doute d’autres flics impliqués, fit observer Vincent, et cette remarque jeta un froid.
Servaz regarda Espérandieu. Il hocha la tête sombrement.
— Raison de plus pour ne pas parler au juge dans l’immédiat. S’il découvre ça, c’est la garantie que le dossier nous sera retiré. À partir de maintenant, il va falloir faire vraiment gaffe. Ne faites confiance à personne, ne parlez à personne de ce qui se dit ici. Ça pourrait remonter jusqu’aux principaux intéressés.
Raphaël Katz émit un sifflement.
— Vous trouvez pas que ça ressemble un peu à de la parano ?
Tous se tournèrent vers lui, Servaz le considéra longuement.
— Non. Par ailleurs, j’ai peut-être une idée te concernant, dit-il. Tu es bon acteur ?
Raphaël le regarda sans comprendre, sourcils froncés. Le téléphone de Servaz vibra. Il posa les yeux dessus. Chabrillac.
— Oui ?
— Commandant, dans mon bureau tout de suite, dit le divisionnaire.
— QUI VOUS A AUTORISÉ à monter un dispo devant la maison d’un fonctionnaire de police ? rugit Chabrillac, sans prendre la peine de passer un masque. Vous êtes devenu dingue ou quoi ? Vous avez vu la situation dehors ? Vous imaginez les dégâts si ça vient à sortir dans la presse que des flics sont soupçonnés par d’autres flics ?
Servaz soutint tranquillement le regard du divisionnaire.
— Nous avons des raisons de croire qu’il est peut-être impliqué dans la disparition de Kevin Debrandt…
5
À Viry-Châtillon, en octobre 2016, dans le quartier de la Grande-Borne, deux voitures de police en observation à un carrefour furent attaquées par des individus armés de pierres et de barres de fer, une policière grièvement brûlée aux mains et aux jambes par un cocktail Molotov, tandis que le pronostic vital d’un adjoint de sécurité était engagé. En 2020, des guet-apens ont eu lieu le 17 mars à Aulnay-sous-Bois : camion de pompiers et policiers attaqués, le 24 mars à Beauvais : pronostic vital engagé d’une adjointe de sécurité, le 28 mars à Saint-Denis : tirs de mortiers sur une patrouille, le 2 avril à Pantin, le 5 avril à Bordeaux, le 19 avril à Toulouse, le 20 avril à Villeneuve-la-Garenne, Gennevilliers, Clamart, Champigny-sur-Marne, Villepinte, Nanterre, Suresnes, Rueil-Malmaison, le 6 mai à Massy et à Vénissieux, le 18 juillet à Lyon, le 7 octobre à Herblay…