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Il vit Chabrillac blêmir.

— Vous vous rendez compte de la gravité de cette accusation ? se récria celui-ci, après un silence destiné à montrer à son interlocuteur combien il détestait entendre ce genre de nouvelles. Vous avez quelque chose de sérieux, j’espère, pour étayer cette hypothèse…

Servaz lui parla du van de Lemarchand apparaissant sur les caméras de surveillance de la banque et de la disparition de Kevin Debrandt le même jour à moins de deux kilomètres de là.

— Ça ne signifie pas que les deux événements soient liés, fit observer le divisionnaire, maussade. C’est peut-être une coïncidence. Lemarchand vous a dit ce qu’il faisait dans le coin ?

Servaz lui rapporta l’explication du flic. Chabrillac laissa échapper un soupir.

— Et, bien entendu, vous ne le croyez pas… Vous devez faire très attention, commandant. Si ça vient à se savoir, si ce truc-là sort, je vous en tiendrai pour personnellement responsable.

Servaz lui parla ensuite des traces de peinture sous le pont et de la tache de sang.

— Vous avez fait analyser l’échantillon de sang ?

— Quelqu’un l’a volé dans le laboratoire.

— Quoi ?

— Quelqu’un s’est introduit dans le laboratoire hier et a volé le scellé…

Servaz lui résuma ce qui s’était passé le matin précédent. Le divisionnaire l’observait avec l’air d’un pitbull qui a surpris un cambrioleur.

— Vous êtes sûr de ça ? demanda-t-il.

— C’est Catherine Larchet elle-même qui m’a annoncé la nouvelle.

Cette fois, le divisionnaire se leva. Penché en avant, bras tendus, il sembla prêt à sauter par-dessus son bureau. Ses traits prirent une expression sévère :

— Pourquoi n’ai-je pas été informé ?

— Vous l’êtes en ce moment même. En d’autres termes, l’échantillon de sang qu’on a prélevé sous ce pont et qui nous aurait permis, avec le visionnage des enregistrements de la banque, d’avoir la quasi-certitude que Kevin Debrandt a été enlevé à cet endroit précisément le jour où le brigadier-chef Lemarchand était dans les parages avec son van, eh bien, cet échantillon a été dérobé dans la salle des scellés, dans votre hôtel de police, très vraisemblablement par un flic ou quelqu’un connaissant bien les lieux.

En un éclair, l’expression de Chabrillac avait changé. Une sorte d’orage intérieur avait éclaté et, sous les yeux de Servaz, la foudre parut sortir de ses pupilles comme s’il était Zeus en personne.

Il émit un grognement.

— Venir dans mon commissariat voler un échantillon, une preuve…, gronda-t-il. Venir sous mon nez se livrer à l’acte le plus infâmant qui soit pour un policier… Oser me défier et bafouer mon autorité… S’en prendre à mes services…

Sa voix avait enflé comme une tempête en approche, les jointures de ses poings étaient blanches sur le bureau.

— Servaz, je veux que vous colliez au cul de ce connard et que vous me trouviez ses complices, rugit-il soudain. Je veux que vous lui pourrissiez la vie jusqu’à ce qu’il commette une erreur, je veux la peau de ce salopard, je veux qu’on les traîne tous par les couilles devant un tribunal !

— Et pour les fadettes de Lemarchand, on fait comment ?

— Appelez le juge.

— Il risque de refiler le bébé à l’IGPN, grimaça Martin.

Chabrillac réfléchit, le regarda d’un air songeur puis, étonnamment, esquissa un sourire.

— Pas si on lui dit qu’il y a peut-être un fonctionnaire de l’IGPN impliqué…

Servaz eut à son tour un sourire admiratif pour la rouerie de son chef.

— Mais ce n’est pas le cas, objecta-t-il pour la forme.

Pour la première fois, Chabrillac lui adressa un clin d’œil non dénué d’une certaine complicité :

— On n’aura qu’à dire que c’était une fausse piste et qu’on l’a écartée assez rapidement.

Pour un peu, il en serait presque venu à apprécier le divisionnaire.

SA BONNE HUMEUR cependant ne dura pas longtemps.

— Ne cherchez pas à me joindre samedi et dimanche, commandant, lui dit le juge Nogaret au téléphone quelques minutes plus tard, je ne répondrai pas. Je joue au golf le week-end.

Combien de fois déjà avait-il entendu cette phrase dans la bouche d’un juge : « Vous attendez lundi pour interpeller parce que le week-end je ne travaille pas » ? Ou bien : « Voyez avec la permanence pour la prolongation de garde à vue, j’ai fini ma semaine » ? Comme si les criminels, eux, faisaient relâche. Il soupira, résigné.

— Je plaisante, commandant, ajouta Nogaret aussitôt. Vous pouvez me joindre à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Il ne faut pas croire tout ce qu’on dit : il y a des magistrats qui font le job, qui ne comptent ni leurs heures ni leurs efforts. Tout comme vous. Tenez-moi au courant…

32

ESTHER KOPELMAN était confortablement assise dans une bergère, au troisième étage de l’hôtel de ville, attendant qu’on lui apporte une tasse de café. Qui, elle n’en doutait pas, serait autre chose que l’infâme breuvage qu’on lui proposait d’ordinaire dans les commissariats, les hôpitaux ou les administrations : elle paria pour un Nespresso ristretto servi dans une toute petite tasse en porcelaine plutôt que pour un Nescafé dans un gobelet en polystyrène. Elle regretta toutefois de ne pouvoir fumer avec son café, comme elle regrettait le temps où on pouvait boire de l’alcool au travail, appeler un chat un chat et mettre une minijupe dans la rue sans se faire traiter de salope, ou encore donner son opinion sans se faire rappeler à l’ordre par une multitude de censeurs qui guettaient le plus petit écart par rapport aux nouvelles normes en vigueur. Celles que certains groupes de pression tentaient de lui imposer, à elle et à ses collègues, à coups d’intimidations et de tweets rageurs. Et ça marchait. Ses confrères étaient de plus en plus nombreux à s’autocensurer. À force de refoulement, ils finissaient par dire presque le contraire de ce qu’ils pensaient.

Esther avait eu vingt ans en 1987. Cette année-là, les films à l’affiche s’appelaient RoboCop, Wall Street, Liaison fatale, Les Sorcières d’Eastwick. Elle imaginait sans peine l’accueil qui leur serait fait aujourd’hui.

Elle n’allait pas entonner le couplet du « c’était mieux avant », mais elle avait parfois l’impression que certains des journalistes trentenaires de La Garonne étaient en réalité des vieux dans des corps jeunes : ils avaient la même mentalité moralisatrice et pudibonde que ses parents.

L’adjoint au maire chargé de la prévention de la délinquance, qui était également médiateur avec les populations des quartiers, mit fin à sa réflexion en faisant son entrée. Un trentenaire là encore, qui affichait ce dynamisme factice qu’on voit dans les pubs pour des voitures, des montres ou des smartphones.

— Esther, dit-il comme s’ils étaient cul et chemise et qu’il était content de la voir, comme si, par le seul fait de prononcer son prénom, il espérait l’amadouer.

— Laurent, répondit-elle sur le même ton badin.

— Qu’est-ce que je peux pour vous ?

— J’ai quelques questions à vous poser sur ce qui est arrivé cette nuit.

L’adjoint au maire avait un petit air de gendre idéal et un costume neuf un peu trop brillant. Il se cala dans son fauteuil.

— Je peux espérer une couverture juste et équilibrée des événements cette fois ? dit-il. Parce que j’ai parfois l’impression que vous avez une dent contre nous… Comme vous vous en doutez, Esther, entre le reconfinement, le plan Vigipirate passé au niveau « Urgence attentats » et les événements de cette nuit du côté du Mirail et des Izards, on est passablement occupés, mais j’ai quand même trouvé le moyen de vous recevoir.