— Et je vous en remercie. Si être impartiale, sans passage de pommade ni cirage de pompes municipales, c’est avoir une dent contre la mairie, alors j’assume, rétorqua-t-elle.
Il gloussa.
— Toujours le mot pour rire, hein ? Bon, pour résumer, hier, nous avons eu environ cent cinquante jeunes qui s’en sont pris à du mobilier urbain dans plusieurs quartiers, aux forces de l’ordre et au commissariat du Mirail. Quatre-vingts voitures incendiées. Et une vingtaine de policiers blessés. Voilà…
— Cette brigadière grièvement brûlée, dit la journaliste, comment elle va ?
Il fit une demi-grimace.
— Elle est plongée dans un coma artificiel, c’est tout ce que je peux vous dire. Il faudra vous adresser au CHU…
Il croisa les doigts sous son menton.
— Par ailleurs, la plupart des jeunes impliqués étaient des mineurs. Ils ont donc été présentés à la justice des mineurs. Tout ça parce que des mots d’ordre ont circulé sur les réseaux sociaux et que la rumeur s’y est répandue que les assassins de ce jeune homme, Moussa Sarr, étaient des policiers. Il n’y a rien pour l’instant qui permette d’affirmer que ce soit le cas. La police mène son enquête, nous veillerons à ce que toutes ses conclusions soient transmises à la presse sans rien occulter.
— Je me suis laissé dire que la Sûreté avait reçu des instructions pour ne pas aller à l’affrontement avec ces jeunes. D’où sont venus les ordres : de la préfecture ? de la mairie ? du ministère de l’Intérieur ?
Il se ferma légèrement.
— Vous en savez plus que moi, Esther. Si de telles instructions ont été données, je n’en ai pas eu connaissance…
Habile façon de donner à entendre que ces instructions avaient peut-être bel et bien existé sans toutefois le confirmer.
— Le Mirail et les Izards ont depuis de nombreuses années un problème récurrent de trafic de drogue et subissent l’influence croissante des extrémistes, poursuivit-elle. Est-ce que la mairie et le département comptent s’attaquer véritablement au problème ou bien doit-on s’attendre à ce que la situation empire encore ?
— Nous le faisons déjà, protesta-t-il. Nous multiplions les actions en concertation avec les services de police, mais aussi avec les associations et les partenaires sociaux, car il ne s’agit pas uniquement de réprimer. Ce qu’il faut avant tout, c’est calmer les esprits, renouer le fil du dialogue… Il y a actuellement beaucoup d’effervescence dans le pays, pas seulement à Toulouse. Nous devons rester vigilants, rester fermes, sans oublier d’être à l’écoute. Dans les quartiers, la population est en plein désarroi, elle est aussi la cible de manipulations.
L’éternelle antienne, songea Esther.
— À ce sujet, dit-elle, vous savez comme moi qu’il y a des associations qui font un travail formidable pour ces jeunes, avec des bénévoles qui s’investissent, et d’autres qui ne sont que les faux nez des extrémistes pour approcher les jeunes, les séparer du reste de la société, les enrôler et leur laver le cerveau. Comptez-vous sanctionner ou dissoudre ces dernières associations ?
— C’est vrai que ces quartiers sont taraudés par l’extrémisme, reconnut-il. Ce n’est pas entièrement de notre ressort. Mais nous dialoguons avec le ministère à ce sujet… Nous réclamons plus d’effectifs policiers et aussi plus de moyens législatifs.
— Ces deux dernières années, les règlements de comptes liés au trafic de drogue ont explosé, trente-deux en deux ans… Vous envisagez quelles mesures à ce sujet ?
— D’ores et déjà, la police intensifie sa lutte contre les trafics. C’est aussi pour ça qu’il y a une telle fièvre dans les quartiers. Parce qu’on les dérange dans leur activité. Maintenant, il faut faire attention aux amalgames, ne pas mettre tout le monde dans le même sac.
— Bien sûr… D’ailleurs, considérez-vous que si on n’avait pas abandonné ces quartiers pendant des décennies, si on avait donné à cette jeunesse les moyens de s’intégrer et de progresser dans la société avec les mêmes chances que le reste de la population, si on ne les avait pas ghettoïsés, si on n’avait pas englouti des millions dans des politiques de la ville inefficaces, on n’en serait pas là ?
L’adjoint lui jeta un regard prudent. Terrain aussi glissant qu’une savonnette. Or, à l’heure des tribunaux en ligne, le dérapage médiatique était devenu la hantise du moindre communicant.
— Je crois que vous avez suffisamment d’éléments pour votre article, dit-il.
EN SORTANT, ESTHER tomba sur une nouvelle manif. Banderoles et slogans, un mégaphone, une petite centaine de personnes. « Justice pour Moussa ! Justice pour Moussa ! » scandait la foule. Malgré son masque, elle reconnut une députée qui s’exprimait devant une caméra de la télévision régionale. Au moment où Esther passait à sa hauteur, la jeune femme déclara au micro qu’on lui tendait :
— Les policiers de ce pays sont des barbares ! Ils ne sont pas là pour faire régner l’ordre, encore moins la justice ! Ils sont là pour protéger un pouvoir à bout de souffle, un pouvoir coupé des réalités, un pouvoir discrédité qui cherche à détourner l’attention de sa gestion désastreuse de la crise sanitaire et qui, à présent, l’utilise pour multiplier les lois liberticides et nous tendre un piège de plus en plus totalitaire ! Quant à la mairie, elle s’est servie de la peur pour gagner les dernières élections !
Pour l’avoir interviewée à plusieurs reprises, Esther connaissait bien cette élue. Malgré sa jeunesse, elle avait déjà pris les mauvaises habitudes des vieux routiers de la politique : elle attisait la moindre braise, surfait sans vergogne sur toutes les émotions, s’emparait du moindre incident. Les créait au besoin. Multipliait contrevérités et fake news sur sa chaîne YouTube comme sur les plateaux télé. Parfaitement consciente que, dans des quartiers où un électeur sur deux n’allait pas aux urnes, les élections se jouaient sur une petite frange de la population : la plus radicalisée.
Mais autre chose préoccupait la journaliste : si vraiment c’étaient des policiers qui avaient chassé ce gamin, alors cette ville et même le pays tout entier risquaient d’imploser.
33
SAMIRA FIT irruption dans son bureau en début d’après-midi.
— J’ai examiné les fadettes de Moussa Sarr et celles d’Ariane Hambrelot, dit-elle. Il y a un truc qui cloche.
Servaz leva les yeux de son écran, où il lisait le rapport de la gendarmerie sur l’accident. Il attendit la suite.
— Je suis remontée des mois en arrière…
— Et ?
— La gamine et Moussa se sont vus après qu’il a été libéré par la chambre de l’instruction.
— Comment ça ?
— Leurs téléphones ont borné au même endroit et à la même heure à deux kilomètres de la maison des Hambrelot quelques jours après…
— Elle nous a dit que la dernière fois qu’elle l’avait vu c’était… au tribunal, fit observer Martin, pensif.
— Exact.
— Pourquoi elle a menti ?
Il se leva.
— Appelle le père. Dis-lui qu’on a encore quelques questions à poser à sa fille mais qu’on ne va pas les déranger longtemps.