— C’EST VRAIMENT nécessaire ? voulut savoir Clovis Hambrelot.
— Nous ne serions pas là sinon, répondit Samira.
Le fondateur et P-DG de C2H Aviation hocha la tête d’un air contrarié mais compréhensif.
— Elle est en haut. Je lui ai demandé si elle se sentait la force de vous parler. Elle m’a dit que oui… Allez-y mollo, s’il vous plaît. Elle est encore très fragile.
La même phrase que la dernière fois.
— Nous ferons de notre mieux, monsieur Hambrelot, dit Samira.
Ils suivirent le grand escalier de marbre en hélice, leurs pas étouffés par l’épais tapis que retenaient des tringles de cuivre.
— Je suis là, fit une voix ténue quand ils parvinrent sur le palier.
Une porte entrouverte. Ils la franchirent. Un boudoir tendu de tissu mauve. Ariane Hambrelot était assise en robe de chambre rose dans un fauteuil près d’une des fenêtres. Sa main fine aux longs doigts nerveux souleva le lourd rideau de velours gris, elle contemplait le parc automnal et l’étang en contrebas. Elle tourna son visage vers eux.
Même pâleur diaphane, même cheveux réunis en un vague chignon, même grands yeux transparents que la dernière fois.
— Bonjour, Ariane, dit doucement Samira. On a encore quelques questions à te poser… Je peux m’asseoir ?
Ariane Hambrelot fit signe que oui. Samira tira le deuxième fauteuil devant la jeune fille ; elle laissa passer quelques secondes, sans cesser de la fixer.
— Comment tu te sens ?
— Ça va.
— Tu es prête à nous parler ? Tu t’en sens la force ?
— Oui…
— Bien. (Samira hocha la tête, marqua une pause.) Tu nous as menti, Ariane : on sait que tu as rencontré Moussa l’après-midi du 2 juin à deux kilomètres d’ici. Ça n’est pas grave. Mais on voudrait savoir ce que vous vous êtes dit…
Servaz était resté debout, en retrait, une nouvelle fois. Les pupilles d’Ariane s’étrécirent. Elle les regarda l’un après l’autre.
— Qui vous l’a dit ?
— Personne, répondit Samira. On le sait, c’est tout. On a la preuve que Moussa et toi vous vous êtes vus ce jour-là. On se trompe ?
— Non…
— Alors, pourquoi nous avoir menti ?
Un temps.
— Moussa ne m’a pas violée, dit soudain Ariane Hambrelot d’une voix ferme.
— Quoi ?
Samira évita de se retourner pour jeter un coup d’œil à Martin. Mais elle devina que, comme elle, il retenait son souffle.
— Moussa : ce n’est pas lui qui m’a violée.
Il laissa passer deux secondes.
— Et c’est qui ?
— Des garçons de son quartier… Je ne les connais pas.
— Alors, pour quelle raison tu l’as accusé ?
Ils virent des larmes monter dans ses beaux yeux, déborder de ses paupières, rouler en silence sur ses joues de porcelaine.
— C’est… compliqué. Il venait de m’annoncer qu’il me quittait, qu’il avait rencontré quelqu’un d’autre. Je l’ai haï pour ça. J’étais dans son quartier, j’allais rentrer chez moi, mais ces garçons m’ont encerclée. Ils ont commencé à se moquer de moi, à me demander ce que je faisais dans le coin… Et puis… ils m’ont… forcée à monter dans cette voiture et ils m’ont… emmenée ailleurs, où d’autres les ont rejoints…
Elle prit une inspiration, essuya ses larmes d’un revers de manche.
— Ils ont… fait ça à l’arrière de la voiture… L’un après l’autre… Ils étaient nombreux… Mais Moussa n’était pas avec eux…
Elle renifla.
— Quand la police m’a interrogée, j’en voulais toujours à Moussa. Je le détestais. Pour moi, tout était sa faute. Alors, je l’ai accusé de m’avoir violée avec les autres…
Nom de Dieu, pensa Servaz. Il sentit l’amertume monter dans sa gorge comme un reflux gastrique. Voilà pourquoi Moussa n’avait rien dit. Pourquoi il n’avait dénoncé personne. Parce qu’il n’était pas présent quand ça s’était passé.
Il réfléchit. Moussa avait été chassé par ces hommes dans la forêt pour un crime qu’il n’avait même pas commis. Ils avaient kidnappé par erreur et traqué un innocent en croyant rendre la justice, leur justice…
— Et maintenant Moussa est mort, conclut-il.
Elle éclata en sanglots. Des hoquets convulsifs, comme une libération. Ils la laissèrent se soulager. De l’autre côté de la fenêtre, entre deux sanglots d’Ariane, une tondeuse ronronnait.
— Vous vous êtes dit quoi cet après-midi où vous vous êtes parlé ? répéta Samira quand elle se fut calmée.
— Je lui ai demandé pardon pour le mal que je lui avais fait. Il m’a dit que c’était à lui de me demander pardon, que rien ne serait arrivé s’il ne m’avait pas laissée seule ce jour-là, qu’il ne se le pardonnerait jamais.
Elle secoua la tête.
— Il était inquiet aussi. Il m’a parlé de cet homme qui lui avait rendu visite.
Servaz et Samira se redressèrent. Entre les paupières fardées façon goth de cette dernière, les prunelles flambèrent.
— Quel homme ?
— « L’homme aux yeux bleus »… C’est comme ça qu’il l’a appelé. Il était venu trouver Moussa en bas de chez lui quelques jours plus tôt. Pour lui dire que quelqu’un allait bientôt le tuer… Moussa s’est moqué de lui. Il lui a répondu qu’il allait appeler ses potes et qu’ils allaient lui faire sa fête. Mais l’homme ne semblait pas impressionné. Il fixait Moussa de ses yeux bleus. Moussa m’a dit qu’il n’avait jamais vu un regard pareil. Il l’a insulté, menacé, mais il m’a avoué qu’il avait peur. Que cet homme, c’était le diable… C’est ce qu’il a dit.
Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre, comme si elle craignait que l’individu dont elle parlait fût en bas dans le parc, à les observer en ce moment même. Puis elle reporta son attention sur eux.
— Il n’osait en parler à personne, vous comprenez ? Il ne voulait pas qu’on se moque de lui. Avoir peur d’un vieil homme…
— C’est ce qu’il t’a dit ? Que l’homme était âgé ?
— Oui…
— Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ?
Elle secoua la tête.
— C’est tout. Ah, non… Qu’il avait décidé de laisser tomber définitivement le trafic, d’être plus sérieux et plus assidu au lycée, qu’il voulait sortir de cette situation, faire les choses bien, aider les gens, que son frère Chérif lui avait présenté des personnes prêtes à le ramener dans le droit chemin… Que tout ça, c’était peut-être une… punition divine…
Servaz se souvint du coran aperçu dans la chambre de Moussa. Et des paroles de Mona Diallo, la prof : « Ces derniers temps, Moussa tenait un discours de plus en plus misogyne et identitaire. »
— Tu te rends compte que tu as fait une fausse déclaration ? C’est grave, tu pourrais être condamnée pour ça, murmura Samira.
— Je sais.
— On va te laisser tranquille maintenant…
La jeune fille soupira.
— Merci. Ça m’a fait du bien de parler avec vous. Et de dire la vérité. Moussa était innocent : il faut que vous le fassiez savoir à tout le monde…
— L’homme aux yeux bleus, répéta Samira quand ils ressortirent sur le perron.
En descendant les marches, Servaz contempla le parc doré par l’automne, les petites feuilles des peupliers, brillantes dans le crépuscule. À la manière dont Ariane l’avait fait : comme si l’homme se tenait là, à les observer. Silhouette sans forme, avait écrit T.S. Eliot dans un poème. C’était ainsi qu’il le voyait. L’appréhension au creux de son ventre le rongeait tel un ulcère.