Soudain, alors qu’ils étaient presque parvenus devant le commissariat central, Lemarchand pila sur la voie de droite, warnings et gyrophares en action, descendit.
— Putain, il fait quoi ?
— Arrête-toi !
Elle obtempéra, imitée par Vincent derrière elle, à la manière d’une réaction en chaîne. À travers le pare-brise, ils virent le flic ripou enjamber les massifs entre les platanes, franchir l’allée pour les joggeurs en direction du canal, défaire sa braguette et se mettre à pisser dans l’eau noire.
— Quelqu’un veut aller faire un concours ? plaisanta Espérandieu dans la radio.
Mais Martin ne souriait pas. Il la sentait : la tension qui montait. Il avait un sixième sens pour flairer les emmerdes. Et toutes ses alarmes sonnaient en même temps. Samira et lui restèrent silencieux. Il avait les yeux grands ouverts et il contemplait la silhouette sombre, immobile, de dos au bord du canal, entre les arbres. Lemarchand ne bougeait plus. Il semblait attendre quelque chose.
Puis le brigadier-chef se retourna en remontant sa braguette. Il souriait. Servaz cru apercevoir une lueur démente dans ses prunelles. Il sentit son malaise grandir. Lemarchand revint tranquillement vers les véhicules, enjambant la petite haie, mais, au lieu de se diriger vers son van, il marcha droit sur la voiture de Vincent et de Raphaël. Cogna à la vitre côté passager. Katz l’abaissa.
— Alors, c’est toi le nouveau ? dit le flic ripou.
Lemarchand souriait, mais c’était un sourire dangereux, une sorte d’entaille sinistre au milieu du visage, d’où ressortaient surtout les pupilles d’un noir d’encre, étonnamment luisantes.
Raphaël lui rendit son regard sans rien dire.
— Tu sais que ton équipier est pédé ? continua le flic appuyé à la portière. Il a la plus belle femme du monde et il préfère se taper des mecs[6]. Eh ouais… maintenant, n’importe qui peut entrer dans la police…
— Ça te défrise ça, hein, Lemarchand ? intervint Espérandieu sur un ton de sarcasme. Ça doit drôlement te faire chier, pas vrai ? Je parie que t’en dors plus la nuit… C’est pour ça que ta femme t’a quitté ? Parce que tu étais aigri ?
— Je te cause pas, l’enculé, répliqua Lemarchand, je cause au blondinet…
Il se redressa, jeta un coup d’œil par-dessus le toit de la voiture avant de replonger son regard à l’intérieur, sur Katz.
— Mais toi, le blond, t’es rien de tout ça, pas vrai ? Toi, t’es un bon petit soldat. Le fils de ton père. Sacré flic, ton papa. Putain, ouais, sacrés états de service qu’il avait… Un grand flic…
Ces derniers mots glacèrent Espérandieu. Il venait de comprendre où le ripou allait les amener.
— Ne réponds pas, glissa-t-il à son voisin.
— Dommage qu’il se soit suicidé, poursuivit Lemarchand, se référant à une histoire que tout le monde connaissait au sein de l’hôtel de police. T’avais quel âge quand papa a sucé son calibre ? Quinze ? Seize ?
Malgré la pénombre de l’habitacle, Vincent vit que Katz avait blêmi.
— Ta gueule, Lemarchand, gronda-t-il en se penchant. Je te jure que je vais faire un rapport…
Appuyé à la portière, Lemarchand ne lui accorda pas un regard. Il fixait Raphaël.
— Ça t’a fait quoi de savoir que papa avait bouffé une de ses dragées ? Qu’il s’était cramé la cervelle… T’as chialé ? T’as hurlé ? T’as eu envie de tuer quelqu’un ? C’est pour ça que t’es entré dans la police : pour le venger ?
Katz regardait droit devant lui, à travers le pare-brise. L’œil noir. Il était pâle comme un mort.
— Tu t’es dit que t’allais montrer à papa qui est là-haut que tu es le digne fils de ton père, c’est ça ?
— Espèce de fils de pute, gronda Espérandieu.
— Ton père, je l’ai croisé plusieurs fois, poursuivit Lemarchand en se penchant encore plus près, c’était juste un trou du cul qui se la pétait… Y a que les lâches qui se suicident : les faibles, les ratés…
Tout à coup, Katz ouvrit sa portière. Lemarchand recula.
— Raphaël ! lança Vincent.
Trop tard. Le jeune flic était déjà dehors.
— On est fâché, blondinet ? lança Lemarchand en souriant. C’est pas vrai ce que je dis au sujet de ton père ?
Samira et Servaz jaillirent en même temps de l’autre voiture.
— Raphaël ! aboya Samira.
Mais déjà Katz frappait Lemarchand, qui ne chercha pas à se défendre. Un coup, deux… La lèvre inférieure du flic explosa, elle vomit un flot de sang sur son menton ; le deuxième coup fendit la pommette, juste en dessous de l’œil.
— Merde ! rugit-il en se pliant en deux. Vas-y, cogne, petit !
Katz frappa une troisième fois. Un crochet au foie. Il avait la technique, et Lemarchand tourna sur lui-même comme une toupie, s’effondra sur la haie basse en gémissant.
— Putain, qu’est-ce que tu fous ? s’écria Servaz en se plaçant derrière le lieutenant et en lui attrapant les deux bras.
Katz se laissa faire. Il était à la fois soulagé et furieux de son manque de sang-froid. Allongé dans la haie, Lemarchand toussota, cracha, puis partit d’un grand rire provocant.
— Lemarchand, on va pas te louper, dit Servaz. On va plus te lâcher, crois-moi.
— La vache, ça fait mal, putain ! s’exclama celui-ci. T’y es pas, Servaz, t’y es pas du tout : c’est moi qui vais faire un rapport sur ce petit connard. Il va pas y couper. Agresser un collègue devant témoins avec incapacité de travail à la clé, ta carrière commence mal, gamin !
— Vous avez vu quelque chose, vous ? dit Samira aux autres. Moi, j’ai rien vu… Je parie que personne n’a rien vu… D’ailleurs, on était même pas là…
— Toi, la pute, ta gueule, dit Lemarchand en se relevant.
Il cracha par terre un glaviot plein de sang, se redressa, pointa du doigt la caméra de surveillance à cinq mètres de là.
— Vous irez expliquer ça aux bœuf-carottes quand ils auront visionné l’enregistrement. Vous croyez que j’ai choisi cet endroit par hasard, bande de nazes ?
35
IL ÉTAIT 23 HEURES passées de dix-huit minutes quand Raphaël poussa la porte de son deux-pièces sous les toits, boulevard de Strasbourg, qui n’était pas sans ressembler à celui d’Esther Kopelman.
Il tremblait en retirant la clé ; la fureur ne l’avait pas quitté. Les phalanges de sa main droite l’élançaient. Il ne prit pas la peine de verrouiller derrière lui.
Il resta à fixer le minuscule living. Il avait eu envie de tuer quand il était descendu de la voiture. Pas une envie virtuelle, métaphorique, le genre d’envie qu’ont les bourgeois qui ne feraient pas de mal à une mouche. Non : une véritable envie de meurtre, de carnage.
Il avait perdu son sang-froid.
Il avait failli. À son serment d’abord, à ses principes ensuite. À tout ce que lui avait inculqué son père dès son plus jeune âge. Les coups qu’il avait portés n’étaient pas une démonstration de force mais de faiblesse, il le savait. L’espace d’un instant, il fut heureux que son père ne fût plus de ce monde. Comment aurait-il réagi ? Il pensa aussi à ce que Servaz lui avait dit, quand il l’avait pris à part, après l’incident : il lui offrait une chance de se racheter, de montrer sa valeur, à lui de la saisir…
Les basses d’une chaîne hi-fi traversaient les murs. L’étudiant qui occupait le studio voisin devait travailler chez lui avec le nouveau confinement… Les logements sous les toits étaient presque tous occupés par des étudiants. Les loyers étaient modiques, les logements merdiques, les cloisons minces comme du carton. Raphaël avait croisé à plusieurs reprises son voisin. Celui-ci lui avait souri la première fois, et avait paru vouloir sympathiser, jusqu’au moment où Raphaël lui avait dit son métier. Depuis, son voisin l’évitait. Quand ils tombaient l’un sur l’autre dans l’escalier (il n’y avait pas d’ascenseur à cet étage) ou sur le palier, le jeune homme le saluait d’un furtif signe de tête, l’air gêné, comme si ce simple geste signifiait déjà, à ses yeux, pactiser avec l’ennemi. Il devait se dire qu’il avait de la chance de faire des études de sciences politiques, de sociologie ou d’ingénieur, d’appartenir à l’élite éduquée, d’être le sel de la terre, croyait-il – même si l’angoisse du lendemain et les perspectives désastreuses qui s’offraient à sa génération devaient le torturer –, et pas dans la peau du pauvre type qui vivait à côté et qui, à l’âge où d’autres suivent encore des études, était déjà flic.