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Le technicien montra ensuite le paysage coloré en bleu, le décor fantastique, onirique de la clairière, l’herbe couchée en plusieurs endroits et l’allée obscure qui s’enfonçait dans les bois de l’autre côté.

— Plusieurs véhicules ont stationné ici. Ils sont arrivés par là. Ce chemin aboutit à une autre route. La victime devait se trouver à bord de l’un d’eux…

— Combien de véhicules ? voulut savoir Servaz.

Il avait abaissé son masque sous son menton et s’appliquait à rallumer une cigarette éteinte. Il avait arrêté de fumer deux ans plus tôt, avant les meurtres d’Aiguesvives, mais l’affaire – et cette cigarette que la psychiatre Gabriela Dragoman lui avait glissée dans la bouche – l’avait fait rechuter. Il n’avait plus essayé d’arrêter depuis.

— Je dirais trois…

— Il y a moyen de connaître les marques et les modèles ?

Servaz devina que, sous son masque, l’homme grimaçait.

— Sur l’herbe humide, l’exploitation des traces de pneus va être compliquée, dit ce dernier. On aura peut-être plus de chance avec l’allée là-bas : elle est gravillonnée, mais il y a de la boue à certains endroits. L’idéal serait qu’on trouve des débris d’optique ou une trace de peinture, mais faut pas rêver. De toute façon, on va envoyer tous les éléments exploitables au département véhicules et on verra bien.

Le cosmonaute pivota sur lui-même et désigna ses deux acolytes, qui évoluaient avec précaution, comme s’ils se trouvaient eux aussi sur une planète à l’atmosphère raréfiée. Servaz éprouva un léger vertige ; il y avait, dans le spectacle de cette clairière, quelque chose de profondément perturbant. Bien entendu, c’était peut-être tout simplement le fait de penser à ce qu’avait enduré le garçon.

— En tout cas, un grand nombre de personnes ont piétiné ici récemment, continua le technicien. On a quelques traces de semelles : rien que des pointures d’hommes adultes…

Servaz hocha la tête.

Les chasseurs… Il songea au gamin terrorisé qu’on avait sorti d’un des véhicules en pleine nuit. Au milieu de ces hommes qui s’apprêtaient, selon toute évidence, à le… chasser. À l’horreur qui avait dû être la sienne. Ses tempes battirent. Au cours de ses nombreuses années dans la police, il avait eu l’occasion d’observer toutes sortes de caractéristiques humaines mais, dans le cas présent, il se demanda quel genre d’individus était capable de changer un être humain en… gibier.

ILS RETOURNÈRENT en haut de la colline interroger le conducteur de la Volvo.

— Je… je… je ne roulais pas vite, je vous assure, dit l’homme sous la tente, assis sur son siège pliant. J’avais mis de la musique. Pour pas m’endormir… C’est toujours sur des routes qui nous sont familières que les accidents surviennent.

Sa main tremblait autour du gobelet fumant. Selon les gendarmes, son alcootest était négatif.

— Ce pauvre garçon, bafouilla l’homme, les paupières rougies. Qui a pu faire une chose pareille ?

— Quelle chose ? dit Samira.

— Eh bien… lui mettre cette tête d’animal… le traquer dans les bois…, répondit l’homme.

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’on le traquait ? lui demanda-t-elle.

L’homme leva vers elle un regard effarouché, parut déconcerté par son look gothique – elle était enveloppée dans une longue parka doublée en fausse peau de mouton, ses yeux rehaussés d’un trait épais d’eye-liner sous une longue mèche d’un noir aile de corbeau qui recouvrait presque tout son front et il y avait un crâne dessiné sur son masque en tissu. Il écarquilla les yeux, médusé :

— J’en sais rien… Il… il courait… dans les bois… à 3 heures du matin… Et il avait l’air… il avait l’air si terrorisé… dans les phares.

— Il a peut-être simplement eu peur d’être renversé par votre voiture, non ? objecta-t-elle. Vous êtes sûr que vous n’alliez pas un peu trop vite ?

L’homme secoua vigoureusement la tête :

— Non, non ! Je n’allais pas trop vite ! Avec la nuit et la fatigue, j’étais bien en dessous de la vitesse réglementaire. Je suppose que vous avez les moyens de vérifier ça, n’est-ce pas ?

Son ton était suppliant.

— En effet, répondit Samira. C’est ce que nous allons faire. Vous avez déclaré aux gendarmes que vous rentriez de l’hôpital.

— Oui…

— On vient d’appeler l’hôpital : il y a un trou de deux heures trente dans votre emploi du temps.

L’homme se décomposa.

— J’ai fait un petit somme dans la voiture avant de prendre la route. J’étais… euh… fatigué…

— Vous êtes à vingt minutes de chez vous, dit Samira. Vous auriez pu le faire dans votre lit. Vous êtes marié, je vois, ajouta-t-elle en pointant du doigt son alliance.

— C’est… exact.

Sa voix tremblait à présent.

— Il y a un long cheveu, là, sur votre épaule…

L’homme sursauta :

— Hein ? Quoi ?

Paniqué, il baissa les yeux sur son manteau en louchant. Il ne vit rien car il n’y avait rien.

— Vous étiez où pendant ce trou de deux heures ?

Samira avait parlé d’une voix claire et froide, l’homme lui jeta un regard désespéré.

— Avec une amie… Je vous en prie : n’en parlez pas à ma femme…

— Votre… amie… elle pourra confirmer ?

Il hocha la tête, renifla.

— Oui… oui… Je suis désolé… Je risque quoi pour avoir menti ?

— C’est ce qu’on verra, les interrompit l’officier de gendarmerie qui s’était approché. Il est 5 h 38 et vous êtes placé en garde à vue à compter de ce jour, 26 octobre, ajouta-t-il à l’intention du conducteur.

— Quoi ? glapit celui-ci.

— Ne vous bilez pas, lui dit Samira, c’est la procédure.

— Si vous avez d’autres questions à lui poser, faites-les-nous passer, leur déclara l’officier.

Bonjour la collaboration entre services…

— Commissaire…, dit l’homme en direction de Servaz, comme s’il allait de soi que c’était lui le plus gradé de tous.

— Commandant, rectifia Servaz. Oui… ?

— Ses yeux… Je les ai vus dans les phares… Quand il a tourné la tête, je veux dire… quand il a été surpris par la voiture… Il avait déjà peur à ce moment-là… pas de la voiture : d’autre chose… Une peur comme je n’en avais encore jamais vu.

Servaz se figea. Il laissa les paroles de l’homme entrer en lui. Cela faisait un moment que ça ne lui était pas arrivé. De sentir ce picotement familier le long de l’échine. Des individus qui chassaient non pas seuls mais en meute, comme des loups… Un jeune homme nu, coiffé d’une tête d’animal…

Il repensa soudain à cette lugubre tête de cerf enveloppée dans une housse en plastique transparent, posée sur une table sous la tente, qu’il avait contemplée un peu plus tôt. Aux bois qui ornaient son front, ramifiés et terminés par des andouillers qu’il avait caressés à travers le plastique. Aux oreilles dardées et pointues. Au poil soyeux, d’un fauve brillant tirant sur le roux. La tête ne comportait ni mufle ni naseaux. À leur place, un simple capuchon de peau avec des orifices pour les yeux et le nez. Et il avait imaginé en la regardant la bête fabuleuse vivant et respirant avant de devenir cette chose. Comme il avait imaginé le garçon vivant, imaginé ce qu’il avait dû éprouver avec ce truc lourd passé sur sa tête, tandis qu’il courait pour échapper à ses poursuivants.