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Raphaël sortit du frigo un sachet plastique. À l’intérieur, des boîtes de médocs. Il dégoupilla une canette de Red Bull, prit un cachet : Prozac. Puis il s’avança jusqu’au buffet derrière le sofa en sirotant la canette froide.

Une photo dans un cadre était posée sur le meuble. Un policier en tenue d’apparat, au garde-à-vous. Les médailles étincelaient sur sa poitrine. Son père : le commissaire divisionnaire Michel Katz.

Il s’était suicidé dix jours après que cette photo eut été prise, de retour chez lui, un soir de décembre 2011. Après qu’au tribunal on eut demandé à son encontre quatre ans d’emprisonnement pour corruption et une interdiction définitive d’exercer.

Son père n’avait pas attendu la fin du délibéré. Fidèle à son habitude, il avait réglé l’affaire lui-même.

Eût-il été japonais qu’il se serait fait seppuku. D’ailleurs, homme de haute culture, fin lecteur, passionné de civilisation japonaise, son père admirait Mishima, l’auteur du Pavillon d’Or, d’Une soif d’amour et du Japon moderne et l’éthique samouraï. Sans doute se reconnaissait-il dans les contradictions du grand écrivain nippon, songea Raphaël.

Emportant la photo encadrée, Katz passa dans la petite chambre, où il n’y avait de place que pour un lit, une table de chevet et une commode Ikea. Il la posa sur la commode, se déshabilla lentement. Une fois entièrement nu, le jeune flic blond au corps de saint Sébastien – le saint préféré de Mishima – ouvrit le tiroir supérieur, en sortit une batterie à laquelle étaient branchés plusieurs fils terminés par des pinces crocodiles gainées de silicone, qu’il referma autour de ses mamelons.

— Je t’ai déçu, père, je le sais, chuchota-t-il en fixant la photo. Une fois de plus…

Il brancha la batterie. Les décharges électriques traversèrent doucement ses mamelons, sa poitrine, ses nerfs. Le traversèrent. Il frissonna, se raidit.

— Je sais ce que tu penses, père : que je ne vaux rien. C’est ce que tu m’as toujours dit.

Il tourna le rhéostat. Les décharges augmentèrent. Intensité maximale. Chocs électriques, tremblements, douleur, châtiment, plaisir…

— Mais maintenant que tu es mort, espèce de fils de pute, tu ne peux plus rien dire !

Il cracha sur la photo, sentit l’érection venir, ferma les yeux.

LE GARDIEN DE LA PAIX avala une gorgée du café qui fumait dans son gobelet en regardant la jolie infirmière sortir de la chambre. Jolie s’il en croyait ses beaux iris améthyste, délicatement soulignés d’un fard à paupières brun et d’un trait noir au ras des cils, car le reste du visage était masqué. Il avait déjà remarqué combien le port du masque mettait les regards en valeur.

Il la salua, mais c’est à peine si elle fit attention à lui. Elle s’éloigna le long du couloir. Elle marchait dans ce couloir comme si l’hôpital lui appartenait. Il la suivit des yeux après avoir vérifié qu’il n’y avait personne autour pour le voir faire.

Mais il était près de minuit, et cette partie de l’hôpital était aussi déserte que silencieuse.

Il avait surpris une conversation entre elle et une autre infirmière un peu plus tôt. Elles parlaient du tsunami de « patients Covid » qui menaçait de submerger le CHU d’un jour à l’autre, se plaignaient à la fois de l’imprévoyance des autorités, des faux prophètes qui avaient clamé tout l’été que l’épidémie était terminée et qu’il n’y aurait pas de deuxième vague, et de ceux qui les avaient écoutés et qui avaient jeté les gestes barrières par-dessus les moulins en se plaignant de la privation de liberté.

— Ils n’ont qu’à atterrir ici, avait dit sa collègue, ils verront ce que c’est que d’être vraiment privé de ses libertés : sa liberté de se lever, sa liberté de respirer sans une machine, sa liberté de marcher, sa liberté de vivre

— On devrait leur imposer un stage de six mois en réa, avait renchéri la jolie infirmière, rouge de colère par-dessus son masque, avant de s’éloigner.

Il avait trouvé que la colère lui seyait. Revenant au présent, il fixa la porte fermée.

Ce n’était pas le Covid-19 qui avait conduit la jeune femme derrière cette porte dans un lit médicalisé sous respirateur artificiel. Brûlures au deuxième et troisième degré. Le gardien de la paix sentit à son tour la colère le submerger. Il ne savait pas comment il aurait réagi s’il avait eu en face de lui, sans témoins, l’ordure qui avait lancé ce cocktail Molotov.

Il avait aperçu les pleurs des parents lorsqu’ils étaient venus voir leur fille ; il avait entendu les paroles du médecin :

— Pour l’instant, il n’est pas question de la sortir du coma.

Il était seul. Il attrapa son téléphone, chercha le numéro qu’on n’était censé appeler que quand c’était important.

— Oui ? dit la voix.

— Elle est toujours dans le coma, dit-il. Le médecin a déclaré aux parents qu’il n’était pas question de l’en sortir pour le moment.

— Merci.

36

L’HOMME DE HAUTE stature reposa le téléphone. Assis à la grande table, il essuya ses lèvres et leva ses yeux d’un bleu polaire vers l’individu à l’allure de soldat, bien que simplement vêtu d’un chandail vert et d’un pantalon de velours marron, qui attendait patiemment à un mètre de là.

— Vous pouvez débarrasser, Kievert. Dites à Marie que c’était délicieux. Et enlevez-moi ce masque ridicule.

— C’est pour votre bien, mon général, se justifia Kievert.

L’homme de haute stature haussa les épaules.

— Très bien. Comme vous voudrez. Allez vous coucher quand vous aurez terminé. Bonne nuit, Kievert.

— Bonne nuit, mon général. Je ferai part de votre satisfaction à Marie.

Marie était l’épouse de Kievert, et Kievert l’aide de camp, le majordome, le chauffeur, l’homme à tout faire du général.

Il emporta l’assiette en faïence, le verre à pied et les couverts.

Resté seul dans la grande salle à manger silencieuse, l’homme de haute stature parut entrer en lui-même, plonger dans ses pensées. À soixante-trois ans, le général à la retraite Thibault Donnadieu de Ribes savait qu’il menait sans doute son dernier combat, lui qui avait défendu l’honneur et les intérêts de la France sur trois continents pendant plus de quarante ans. Né dans une vieille famille implantée entre Rouergue et Gévaudan, premier d’une fratrie de huit enfants, passé par le Prytanée national militaire et par Saint-Cyr, il avait d’abord choisi l’infanterie avant de rejoindre, après deux années comme chef de section sur char AMX, le 2régiment étranger de parachutistes à Calvi. Celui qui avait sauté sur Kolwezi. Au cours des deux décennies suivantes, il avait été de tous les théâtres d’opérations : Liban en 1982, République centrafricaine en 83, Tchad en 84 lors de l’opération Manta.