De 1989 à 1991, il avait été affecté à l’état-major du 2e corps d’armée des Forces françaises en Allemagne, à Baden-Baden, puis, en 1994, détaché en ex-Yougoslavie.
Il était commandeur de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite, titulaire de la croix de la Valeur militaire, médaille de bronze de la Défense nationale, médaille de la Reconnaissance de la nation, titulaire de la croix du Combattant, et également grand officier de l’ordre du Nil égyptien, commandeur de l’ordre national de Côte d’Ivoire, grand-croix de l’ordre équestre du Saint-Sépulcre de Jérusalem, commandeur de l’ordre national du Lion sénégalais, commandeur de l’ordre belge de Léopold, commandeur de l’ordre espagnol d’Isabelle la Catholique, commandeur de l’ordre de l’Empire britannique et détenteur d’un certain nombre d’autres breloques qui prenaient la poussière au fond d’un coffre-fort.
Il n’était pas le seul officier français de haut rang à avoir été ainsi distingué par d’autres nations que la sienne, en particulier sur le continent africain : pendant des décennies, la France avait fait et défait les régimes dans ces pays qu’elle considérait comme son pré carré. Sans vraiment se soucier de savoir ce que les populations locales en pensaient. Ni si ses « amis » au pouvoir se préoccupaient de l’emploi, de l’éducation, de la santé et de l’alimentation ou si, plus vraisemblablement, ils se livraient à la prédation et à la dépossession de leurs propres peuples, comme pas mal de dirigeants qu’il avait côtoyés. Résultat, bon nombre de jeunes Africains étaient prêts à risquer leur vie pour rejoindre l’Europe plutôt que de se morfondre sur un continent où, bien souvent, ils n’avaient ni espoir ni avenir.
Il n’était pas dupe, mais il n’en avait pas moins servi son pays partout où on le lui avait demandé. Parce qu’il croyait malgré tout, indépendamment des hommes, des politiques, des coups tordus, à sa grandeur. Aujourd’hui, estimait-il, il ne restait plus rien de cette grandeur ; le drapeau national était à terre, en lambeaux.
Le général Donnadieu de Ribes était persuadé que ce qu’il baptisait la « nation française » était condamné. L’Europe était condamnée. L’Occident était condamné. Car, en face, ils étaient prêts au sacrifice. À mourir jusqu’au dernier. En face, ils avaient le couteau entre les dents et ils ne s’arrêteraient pas – pas avant d’avoir gagné la guerre. Car c’en était une. À ses yeux, le pacifisme n’était que l’autre nom de la lâcheté.
Selon le général, toutes les grandes civilisations étaient mortes de la même façon. L’Égypte des pharaons avait régné pendant mille trois cents ans avant que des rustres dépenaillés, sans éducation ni culture, mais excellents cavaliers et adorant se battre, les Hyksos, ne viennent à bout de la puissante armée égyptienne. Les Babyloniens avaient bâti l’une des plus brillantes civilisations de l’histoire ; ils avaient inventé les premiers textes juridiques et la moindre de leurs transactions commerciales était couchée par écrit quand le reste du monde était encore analphabète ou peu s’en fallait. En outre, leur appareil militaire était une merveille. Mais, alors qu’ils s’inquiétaient du danger que représentaient les Mèdes et les Assyriens, les deux superpuissances rivales, ils avaient vu à leur grande surprise une tribu de barbares venue de Zagros, les Perses, abattre les deux superpuissances en question. Les Perses étaient illettrés, mais épris de violence. Ironie du sort, les Perses eux-mêmes, passés du statut de va-nu-pieds sanguinaires à celui de riches citadins cultivés, suffisants, aimant le confort, les articles de luxe, et entourés par une bureaucratie pléthorique, avaient été à leur tour vaincus par plus petits qu’eux : les Grecs.
Même chose pour les Chinois qui, pendant des milliers d’années, avaient su bâtir un empire d’une stabilité et d’une longévité incomparables, jusqu’à ce que des tribus qu’ils méprisaient, les Huns, et qui rôdaient aux marges de l’Empire comme des hyènes affamées, entrent dans la capitale et fassent prisonnier l’empereur. Il faut dire que, trop confiants, les Chinois avaient fait l’erreur de réduire à l’excès leur budget militaire. Et que les Huns, contrairement à leurs ennemis, adoraient tuer.
Le général aimait l’histoire…
C’était là qu’on trouvait les enseignements les plus utiles. Celui qu’on prodiguait aujourd’hui aux nouvelles générations était à ses yeux le plus absurde mélange d’idéologie aveugle et d’ignorance qu’on pût concevoir. Pas étonnant que les individus qu’il produisait fussent aussi facilement manipulables. D’autant que trop de profs les préparaient à détester d’emblée toute idée de nation et toute contrainte au nom de leur sacro-sainte liberté vide de sens.
Il se leva, s’approcha de la cheminée où un homme aurait presque pu se tenir debout.
Grand, sec, il ne fumait pas, faisait une demi-heure de gym et deux heures de marche quotidiennes, dans les collines de l’Ariège autour du château. Et il montait à cheval, chaque jour que Dieu fait. Non pas qu’il ambitionnât de vivre jusqu’à cent ans. L’époque à laquelle il appartenait était morte. Il ne se reconnaissait plus dans celle d’aujourd’hui. Mais il avait encore une mission à accomplir.
Le général songeait aussi à l’honneur. Quand les Américains avaient envahi l’île d’Okinawa, en 1945, des dizaines de milliers de Japonais s’étaient suicidés (il omettait de se souvenir qu’une bonne partie de ces suicides collectifs avaient été forcés par l’armée japonaise elle-même). S’il devait mettre fin à ses jours, il emporterait un certain nombre d’ennemis avec lui.
Il repensa à cette policière brûlée. Ils n’allaient pas laisser cette lâche agression impunie. Plus maintenant. Dès demain, ses auteurs sauraient que, désormais, ils avaient face à eux un nouvel adversaire, invisible mais redoutable.
Il attrapa son téléphone et passa quelques coups de fil.
Avril 2014. Centrafrique. Elle se réveille un peu avant l’aube. Elle a fait un cauchemar dans lequel un autre de ses garçons mourait. Elle en a trois. Le cadet est parti deux ans plus tôt, emporté par le palu, l’aîné dort à l’arrière de la tente – tout comme le benjamin, un enfant chétif, qui affronte à son tour une attaque de paludisme.
Dans son rêve, elle se réveillait comme elle vient de le faire, elle s’approchait de son enfant dans l’obscurité pour tâter son corps, constatait que la température avait enfin baissé, qu’il n’était plus fiévreux. Elle allait s’en réjouir quand elle comprenait soudain qu’il était mort, comme son frère, que ce froid, ce n’était rien d’autre que celui de la mort…
Tout à coup, elle a peur. Il pleut dehors, sur le camp de toile et ses allées pleines de fange. La pluie crible durement les bâches tendues. Chaude et drue. Elle sent l’humidité qui monte du sol. Elle se précipite à l’arrière, la poitrine oppressée, le cœur battant, vers les nattes où sont étendus ses deux fils.
Elle s’est à peine assoupie pour reprendre des forces. Elle est épuisée.
Sur la natte où il dort, le benjamin, comme son frère avant lui, se débat contre la mort. Elle prend l’enfant tremblant et brûlant dans ses bras. Elle le presse contre elle, contre son sein. Elle se demande pourquoi le sort s’acharne sur elle, sur ses enfants, sur son peuple, sur l’Afrique. Pourquoi elle n’est pas née ailleurs, là où on soigne les enfants, là où il y a de vraies écoles et de vrais hôpitaux.