Выбрать главу

Quand les tours jumelles sont tombées treize ans plus tôt à New York, le monde entier s’en est ému. Mais qui s’intéresse au sort des déshérités ? Faut-il être riche, blanc et bien portant pour susciter la compassion ? Elle est institutrice, elle connaît l’étymologie latine de ce mot : com-passio. « Partager la souffrance »… Mais qui partage la leur ? Certaines vies valent-elles plus que d’autres ? se demande-t-elle. Celles de New York, de Madrid, de Rome ou de Paris plus que celles de Bangui, de Tombouctou ou de Tripoli ?

En Afrique, des milliers de femmes enterrent chaque jour des enfants qui meurent de faim ou de maladies qu’ailleurs on guérit. Les femmes elles-mêmes meurent en couches par centaines. Dans ce pays ravagé par la guerre civile, par les violences interreligieuses entre rebelles musulmans de la Séléka et milices chrétiennes anti-balakas, les mêmes hommes qui disent se battre au nom de Dieu ou d’Allah violent adolescentes et enfants par milliers et elle ne connaît pas une seule fille de treize ans qui n’ait vu son intimité souillée par ces soudards ou par les membres de sa propre communauté. Et que font les soldats français pendant ce temps ? Ils violent eux aussi. Certes pas aussi massivement que ceux de la Séléka et les anti-balakas – mais l’un d’eux au moins s’en est pris à… son aîné.

— Il va mourir ? demande du fond de l’ombre une voix qui couvre le tambourinement de la pluie sur la bâche.

Son aîné s’est réveillé.

— Maman, mon petit frère, il va mourir aussi ?

Soudain, elle entend un bruit de pas qui approchent, des bottes piétinent la boue du camp, et, avant qu’ils aient compris ce qui se passe, elle voit que les Sankaris – les militaires français – sont dans la tente. Ils sont trois, debout, à l’entrée. Celui qui attire son regard, c’est l’homme aux yeux bleus.

Elle n’a jamais vu des yeux aussi bleus. Elle est terrifiée.

— C’est toi, Sublime ? demande-t-il à son aîné.

Elle a envie de répondre à sa place que non, que ce n’est pas lui, que ce n’est pas son fils. Elle a tellement peur. Mais son aîné a déjà répondu :

— Oui, c’est moi.

Elle sait pourquoi ils sont là. Ils vont punir son fils pour ce qu’il a raconté aux gens de l’ONG française.

— Ce que tu as dit aux personnes de Première urgence internationale, c’est vrai ?

— Oui, c’est vrai.

Sublime porte bien son nom. À treize ans, il défie les soldats français du regard. Et il parle d’une voix ferme, effrontée. Malgré ce que lui a fait l’un d’entre eux.

— Tu as des preuves ? demande l’homme. Tu pourrais le décrire ? Me dire quelque chose qui m’aiderait à l’identifier ?

Sublime sait à peine lire. Il n’a pu déchiffrer ce qu’il y avait d’écrit sur l’uniforme avant que le soldat ne se déshabille. Il pense à l’argent que le soldat lui a donné pour qu’il se taise. Il n’éprouve pour lui que le plus profond mépris. Mais le soldat aux yeux bleus est différent.

— Il avait un piercing, répond-il.

— Où ça ?

Il montre son téton gauche.

— Et c’est tout ?

Sublime est intelligent, il comprend la déception du soldat au regard bleu : ça ne prouve rien, il a pu voir l’homme torse nu.

— Et un tatouage… Là, dit-il en montrant son pubis. Un serpent. Dans son slip. Et aussi une cicatrice là, ajoute-t-il en montrant un endroit bas sur la hanche.

Cette fois, les yeux bleus se plissent et l’homme le fixe si sévèrement que, pendant un instant, Sublime a peur.

— Très bien, dit-il. Merci.

L’instant d’après, ils ont disparu.

37

EN ÉMERGEANT de l’ascenseur, Servaz entendit le violon. Une mélodie qu’il ne reconnut pas, mais qu’il accueillit néanmoins comme on accueille une trêve au milieu d’une bataille. Tant que Radomil jouait, cela signifiait que le monde tournait sur son axe.

Il avait la migraine. Il était fatigué. La filature de Lemarchand à 180 kilomètres/heure sur le périphérique, son altercation avec Raphaël, le confinement et le plan Vigipirate qui venait de passer au niveau le plus élevé, tout cela les épuisait nerveusement, ses collègues et lui.

Il n’aspirait qu’à la paix – mais il redoutait qu’une autre confrontation l’attendît si Léa avait pris sa décision.

Il n’avait pas eu le temps d’y penser dans la journée, mais à présent l’angoisse revenait. Allait-il se retrouver seul avec Gustav comme avant ? Quelle serait la réaction de son fils si tel était le cas ?

— Tu as dîné ? demanda-t-elle quand, débarrassé de son manteau, il fut entré dans le living.

Elle était assise sur le canapé, courbée sur sa tablette, et il retint son souffle. Eut l’impression, en se penchant pour l’embrasser, qu’une dalle de granite pesait sur son estomac.

— Non, pas eu le temps, dit-il.

— Il y a du ramen dans le frigo.

Il passa dans la cuisine, sortit le plat du réfrigérateur, le glissa dans le four à micro-ondes.

— Il faut qu’on parle, lança-t-elle du séjour au bout d’une minute.

Ça y est, le moment est arrivé, se dit-il. Il n’avait plus faim, tout à coup. Il posa le plat fumant sur la table de la cuisine, repassa dans le living.

— Tu as pris ta décision ?

— Oui.

— Et… ?

Avant même qu’elle eût ouvert la bouche, il sut ce qu’elle allait dire.

— Je vais accepter.

Oh, bon sang, Léa. Malgré lui, il sentit qu’il était furieux. Qu’il lui en voulait. À ses yeux son altruisme n’était en réalité que de l’égoïsme. C’était injuste, il le savait ; il n’en éprouvait pas moins un sentiment de trahison.

— Ça ne se fera pas dans l’immédiat, ajouta-t-elle. Pas tant qu’il y a ce virus qui circule. On a quelques enfants atteints du Covid qui sont hospitalisés, dont un en réa, même si ce sont des cas rares. De toute façon, les conditions sont loin d’être réunies pour que je parte maintenant. Compte tenu de la situation, ça ne se fera pas avant plusieurs mois.

— Maintenant, plus tard… Quelle différence ça fait ?

— Tu veux qu’on en parle ? dit-elle en le regardant droit dans les yeux.

Il détourna les siens. Il ne voulait pas qu’elle voie à quel point il était en colère.

— Non, je suis épuisé, la journée a été éprouvante. Je vais prendre une douche, fumer une cigarette sur le balcon et me coucher.

Il regretta la froideur de son ton, mais c’était plus fort que lui. Elle hocha la tête sans rien ajouter, lèvres pincées, visage fermé. Il sentit qu’un gouffre venait de s’ouvrir entre eux.

38

IL SE LEVA – et tous les hommes présents baissèrent prudemment le regard. Il était le mâle alpha, le chef de meute. Aucun d’entre eux n’aurait songé, ne serait-ce qu’une seconde, à lui contester ce rang.

Les yeux dont le bleu était presque aussi pur et dur que l’azur au-dessus des nuages vu par le hublot d’un avion embrassèrent la petite assistance.