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— Nous allons agir cette nuit. Nous allons montrer à ces chiens qui rend la justice ici.

Il leur exposa son plan en allant et venant devant eux. Les flammes dans la cheminée jetaient des lueurs vers le haut plafond, sur les tapisseries et les lourdes tentures.

— Ça va trop loin, dit celui qui s’appelait Meslif quand le général eut terminé. Tant que personne ne pouvait faire le lien entre ces disparitions, j’étais OK… Mais ça : en plein centre-ville et à la vue de tous, c’est une déclaration de guerre – non seulement aux dealers et aux criminels, mais à nos propres services.

— Je suis d’accord, intervint Stohr. Si nous faisons ça, nous aurons tous les services de police sur le dos : ils ne vont plus nous lâcher…

Le capitaine Lionel Meslif – le petit homme compact aux sourcils noirs et à l’air perpétuellement courroucé – était affecté à une brigade anticriminalité de Toulouse. Fabien Stohr, le grand au visage de lévrier afghan encadré d’une barbe clairsemée, était major à la CSI-31, la compagnie de sécurisation et d’intervention chargée du maintien de l’ordre en Haute-Garonne. Quatre autres individus se trouvaient ce soir-là dans la grande salle : Pascal Champetier, l’homme râblé, ventripotent et laid, le seul en costume-cravate, était substitut du procureur près le parquet de Toulouse. Les trois derniers étaient des militaires à la retraite qui avaient servi sous les ordres du général et qui en avaient gardé pour lui une loyauté indéfectible aussi bien qu’un amour quasi filial ou fraternel, selon l’âge.

Ces trois-là n’auraient pas hésité à se faire trouer la peau pour le général Thibault Donnadieu de Ribes, lequel, allant et venant les mains nouées dans le dos, posa sur les deux policiers ayant osé défier son autorité un regard à la dureté de silex.

— Il n’y a que des flics pour montrer si peu de courage, assena-t-il. Est-ce que par hasard vous auriez peur pour vos petites personnes ? Comme l’a dit Ernst Jünger : « Maudit soit le temps qui méprise le courage et les hommes courageux. »

Les militaires, tout comme le substitut, fixèrent les deux policiers récalcitrants, qui rentrèrent la tête dans les épaules.

— Vous croyez donc que nous ne sommes qu’une poignée ? Vous croyez que nous sommes à ce point isolés ? Cela fait des années que je tâte le terrain. Le pays est prêt. Notre vision politique et morale est partagée par le plus grand nombre. Pas par ces minorités qui accaparent les médias. Mais par le peuple silencieux. Et jusque dans nos propres rangs. Nous avons des dizaines de sympathisants dans l’armée, la police, la gendarmerie, prêts à nous suivre le moment venu. Ils n’attendent qu’un signe. Dès que nous nous mettrons en mouvement, ils seront des centaines, des milliers… Le gouvernement des juges a assez duré. Il faut maintenant passer à l’étape suivante.

Il s’arrêta de marcher, se tourna vers eux.

— Mais tout le monde ici comprend bien que précipiter les choses serait une erreur. L’idée, la possibilité d’un coup d’État fait doucement son chemin. En attendant, nous allons marquer les esprits avec une action d’éclat. Que l’opinion publique comprenne que quelqu’un a enfin décidé de prendre le taureau par les cornes.

Il s’interrompit. Une froideur d’acier brilla dans ses yeux bleus.

— Je me permets d’insister, s’obstina l’ombrageux Meslif, l’air sombre. (Il n’avait pas aimé se faire rembarrer.) Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de provoquer la police et la préfète. On va les avoir sur le dos. Vous nous l’avez souvent dit : la discrétion et la clandestinité sont les meilleures armes en attendant que le pouvoir tombe comme un fruit mûr.

Le général le foudroya du regard.

— C’est maintenant qu’il faut une action d’éclat pour réveiller les consciences, répéta-t-il fermement. Il est temps… Une action qui sera suivie de beaucoup d’autres. Et, petit à petit, le peuple comprendra qu’une force nouvelle se lève et que cette force est avec lui, qu’elle est là pour lui.

Il se redressa, le menton haut, comme quand, en Afrique ou en ex-Yougoslavie, il donnait ses ordres à ses commandants en second.

— Nous allons montrer à cette engeance qu’il existe encore des hommes courageux dans ce pays. S’il y a un couard ici, le moment est venu pour lui de se retirer.

Ils passèrent leurs masques, même Meslif, que le sermon du général avait rendu blême de honte et de colère.

Le général enfila celui du grand coq à crête rouge, le symbole de la nation, apparu dès l’Antiquité sur les monnaies gauloises. Ses yeux bleus étincelaient de fureur à travers les trous du masque.

ILS ÉMERGÈRENT dans la nuit glaciale. Un guépard, un chimpanzé, un taureau, un loup, un renard et un hibou suivaient le coq dans le clair de lune. La sinistre ménagerie traversa le parc, sous les branches basses des chênes. Des lambeaux de brume flottaient autour d’elle.

Le général ouvrit la porte des écuries, tourna le commutateur. Une lumière vive jaillit, en même temps que l’odeur acide de purin et de crottin, si compacte qu’elle en paraissait solide.

Ils remontèrent l’allée centrale, piétinant la paille, provoquant une certaine agitation parmi les chevaux, dont ils apercevaient les croupes puissantes et musculeuses dans les box.

Il y avait une porte basse au bout de l’allée centrale. Donnadieu de Ribes l’atteignit. Il tourna la clé dans la serrure, poussa le battant qui résista légèrement, s’inclina pour entrer.

Une petite pièce aveugle derrière la porte, encombrée de matériel pour l’équitation : selles, mors, étriers, brides et bridons. Harnachements d’attelage, balais, fourches. Ils s’arrêtèrent en voyant la forme sur leur droite, recroquevillée en position fœtale dans ce qui ressemblait à une grande mangeoire d’angle. Le garçon était nu sous la lumière blafarde de l’ampoule, mais il régnait dans les écuries une température assez élevée. Il avait les poignets et les chevilles attachés avec des colliers de serrage en plastique, un bâillon-boule dans la bouche. Il ouvrit de grands yeux effrayés.

Kevin Debrandt contempla, terrifié, les têtes d’animaux qui se penchaient au-dessus de lui.

Avril 2014. Centrafrique. La nuit est tombée sur le camp. Sous une tente, le soldat joue aux cartes avec deux autres militaires français. Tandis que la pluie chaude et drue continue de crépiter sur les bâches de camouflage et les piles de sacs de sable dehors. Ils n’ont ni moustiquaires ni couchages. Ils dorment à même les cartons de rations. Ils manquent de munitions. D’eau potable. De tout.

C’est ça, l’armée française en Centrafrique : une armée fauchée, sous-équipée, qui se démerde avec les moyens du bord. Alors qu’à Paris le ministre de la Défense explique que l’opération Sangaris est un succès.

— Dassonville, dehors, dit une voix qu’il reconnaît à l’extérieur de la tente.

Il soupire. Pose les cartes sur le carton qui sert de table à jouer, se lève et sort. Il sursaute en voyant les trois hommes qui ont revêtu gilets pare-éclats et tenues de camouflage et qui l’attendent sous la pluie, visages peinturlurés.

— Mon colonel ? dit-il, surpris, en regardant celui qui a les yeux bleus.

— Suis-nous.

Ils s’enfoncent dans la forêt, aux abords du camp. Ils marchent un moment, se frayant un passage parmi les arbres et les taillis denses, dans la pénombre humide. On le conduit jusqu’à un petit ru boueux qui coule entre les arbres. La pluie a triplé son débit, mais ce n’est guère plus qu’une grosse rigole pleine d’eau sale. Soudain, il est empoigné, soulevé de terre et plaqué contre un gros arbre, de l’autre côté du ruisseau. Il sent qu’on attache ses bras autour du tronc.