Le gardien de la paix qui jeta un coup d’œil à leurs cartes de police avant de soulever le ruban ne portait pas de casquette. Samira savait que la majorité des flics en uniforme répugnaient à porter ce qu’ils estimaient être une casquette de clown, dessinée par un grand couturier et qui leur donnait une dégaine ridicule mais aussi et surtout inoffensive.
Car c’était là l’objectif : contrairement à la plupart des forces de police du monde, les policiers français, eux, ne devaient pas faire peur. Comme avec le gilet pare-balles, qu’ils devaient porter tant bien que mal sous leurs vêtements afin de ne pas avoir une allure trop guerrière. On voulait qu’ils aient l’air d’agneaux, pas de loups. Samira se demanda si, dans un pays où on avait un refus d’obtempérer toutes les trente minutes, des dizaines d’agressions de flics chaque année, des policiers cramés ou traînés par des voitures et, en face, des manifestants éborgnés, mutilés, c’était vraiment une bonne idée.
Ça allait être un matin clair et lumineux, se dit-elle pour penser à autre chose, un limpide matin d’automne dans le Sud où, même en hiver, le printemps n’est jamais loin. Et ç’aurait pu être une belle journée, à vrai dire, et aussi une belle ville, sans ce morceau de nuit qui gisait au milieu du pont.
Elle regarda Martin.
Il était rentré en lui-même, fermé à double tour, comme chaque fois qu’il arrivait sur une scène de crime. Il salua Chabrillac et le proc d’un air absent, puis avança encore, suivant scrupuleusement le « chemin » qu’avaient délimité les techniciens. Samira, Vincent et Katz lui emboîtèrent le pas.
Ils virent tout de suite le mot sur la poitrine du mort.
JUSTICE.
Cette fois, pas de doute : c’étaient les infos nationales assurées, la visite du ministre, le barnum médiatique. Elle reporta son attention sur la scène de crime. Comme Moussa, le gamin était nu. Ils reconnurent d’emblée le visage crayeux, les cheveux roux, l’étroit museau de renard.
Kevin Debrandt.
— Merde, fit simplement Samira.
KEVIN DEBRANDT gisait la jambe droite grotesquement tordue – tibia et fémur formant un angle absurde – et son flanc gardait l’empreinte du bitume. Il avait été selon toute évidence jeté comme un sac, sans doute à la hâte, d’un véhicule, et Servaz pensa au van de Lemarchand, mais même Lemarchand n’était pas assez con pour utiliser son van quelques heures après ce qui s’était passé au bord du canal.
Fatiha Djellali était en train de procéder à la levée du corps, et ses cheveux noirs brillaient dans la lumière blanche d’un projecteur comme ceux d’une actrice sur les planches. Mais, ces temps-ci, les théâtres étaient vides, les acteurs au chômage. Seuls avaient droit d’entrer en scène les gens comme elle – et comme lui.
Servaz scanna les alentours.
Le photographe mitraillait chaque détail ; les techniciens effectuaient des prélèvements, posaient des cavaliers en plastique près de chaque trace ou indice ; l’un d’eux prenait des notes ; un autre faisait rouler sur le pont un odomètre, une roulette permettant de mesurer les longues distances.
La lumière de l’aube caressait chaque silhouette et donnait à la scène un relief irréel, l’intensité hallucinée d’une séquence de cinéma.
Il resta à un bon mètre de distance du corps.
— Bonjour, Martin, fit le Dr Fatiha Djellali.
— Bonjour, Fatiha. Je sais qui c’est, dit-il. C’est un gamin qu’on recherchait. Kevin Debrandt.
— Et il a ça sur la poitrine, comme l’autre, compléta-t-elle en montrant le mot JUSTICE.
Elle se releva.
— J’ai aussi trouvé de la paille sous la plante de ses pieds. À l’odeur, je dirais qu’elle pourrait provenir d’une étable ou d’une écurie, en tout cas d’un endroit où il y a du bétail ou des chevaux… On va l’analyser, bien sûr.
— Super, combien d’étables et d’écuries il y a dans la région ?
Par-dessus le masque, elle lui jeta un regard mi-figue mi-raisin, l’air de dire que ce n’était pas sa faute si le cadavre n’avait pas l’adresse de son meurtrier tatouée sur le front.
Servaz observa une fois encore le mot gravé sur la poitrine du gamin.
Justice…
Quelle justice ? Et rendue par qui ? Ce mot était un indice en soi.
Ils revinrent vers l’entrée du pont, où il y avait de plus en plus de monde et quantité de brassards portant le mot POLICE ainsi que le RIO, le référentiel des identités et de l’organisation – un exemple de plus de l’imbuvable jargon administratif –, en gros le matricule à sept chiffres de chaque fonctionnaire. Servaz ne remarqua pas le grand flic en civil au visage allongé ceint d’une barbe rousse qui traînait à portée d’oreille.
— Une racaille de moins, dit Raphaël beaucoup trop fort.
Servaz vit Chabrillac sursauter et se retourner, sourcils froncés. Samira fusilla Katz du regard.
— Ben quoi ? lui dit le blond. C’est pas vrai ? On va quand même pas pleurer !
— Parle moins fort, gronda Samira, furieuse.
— Si quelqu’un a décidé de faire le ménage à la place des juges, c’est pas moi qui vais m’en plaindre, lui rétorqua le jeune lieutenant sans baisser la voix.
Servaz se dirigea vers le divisionnaire. Chabrillac observait la petite foule :
— Dites à votre jeune lieutenant d’être plus discret. Et veillez à ce qu’aucun journaliste ne s’approche de lui. Les photos de sécurité sont terminées ?
Martin jeta un coup d’œil en direction du pont.
— Je ne vois plus le photographe, il a dû finir.
— Alors, couvrez-moi ce mot avec quelque chose, que personne d’autre ne le voie. Et assurez-vous qu’aucun de ces clichés ne sortira du SRPJ.
— Il faudra donner une conférence de presse cet après-midi, intervint le procureur, lugubre, à côté d’eux.
Soudain, il y eut un remue-ménage de l’autre côté du ruban antifranchissement. Une grande femme blonde dans la cinquantaine était en train de fendre la foule, escortée par deux gardiens de la paix. Elle s’inclina pour passer sous le ruban qu’un policier en uniforme lui souleva obligeamment. Puis elle se redressa de toute la hauteur de son mètre soixante-quinze augmenté de huit centimètres de talons, qui claquèrent comme des culasses sur le bitume du pont.
Incontestablement, elle avait de l’allure et du chien dans son uniforme de préfète qui mettait en valeur ses épaules charpentées, ses hanches larges, sa poitrine avançant comme la proue d’un navire, le navire amiral du département et de la région. Et, d’une manière plus contestable, mais qui n’était point pour lui déplaire, plus d’un flic présent se retourna sur son passage pour le constater.
Dans le privé, Michèle Saint-Hamon aimait les vins capiteux, les alcools forts, les cigares gros comme des barreaux de chaise, les voitures de sport et les jeunes amants fougueux – sur lesquels fermait les yeux un mari qu’elle avait forcé au divorce et aux épousailles trente-deux ans plus tôt, alors qu’elle n’en avait que vingt et lui quarante, et qui avait en outre quatre gosses d’un premier mariage et des jetons de présence dans un certain nombre de conseils d’administration – un conflit d’intérêts que personne n’avait pris la peine de souligner jusqu’ici.
Elle s’approcha d’eux comme en terrain conquis, recevant leurs salutations tel un hommage à la fois à son autorité et à sa prestance. Puis elle tourna son regard, qui s’attarda, une seconde de trop, sur Servaz.
— Madame la préfète, je vous présente le commandant Martin Servaz du SRPJ, s’empressa le divisionnaire. C’est lui qui dirige les investigations.