Les paupières fardées clignotèrent, et quelque chose dans l’inspiration qu’elle prit, soulevant sa poitrine sous l’uniforme, fit comprendre à tout le monde que le commandant ici présent avait toute son attention.
— Faites-moi un topo, commandant, dit-elle. Soyez concis, exhaustif et factuel.
Elle avait une voix grave, riche d’harmoniques profonds. Il avait lu quelque part que, signe des temps, au cours des dernières décennies les voix des femmes s’étaient faites de plus en plus graves. « Le grave, c’est le pouvoir », avait commenté la phoniatre interviewée.
Il s’exécuta. À mesure qu’il parlait, il vit le visage de la préfète se fermer. Elle hocha la tête à plusieurs reprises, l’air assombri, buvant ses paroles, mais c’était visiblement une potion amère.
— Messieurs, je veux une réunion à la préfecture en fin de matinée. 11 heures. Sans faute. (Elle dévisagea Martin.) Et je veux que vous soyez présent aussi, commandant. Ce qui se passe ici est très grave.
Ce n’était pas lui qui allait la contredire.
41
CE MATIN-LÀ, la rédaction de La Garonne ressemblait au volcan Kilauea à Hawaï en 2018 : tous les desks étaient en ébullition. Il faut dire qu’entre le confinement et la manifestation en centre-ville la veille, l’attentat de Nice, un ex-Premier ministre malaisien qui invitait les musulmans du monde entier à tuer des millions de Français, la fronde des maires qui voulaient rouvrir les petits commerces et maintenant ce cadavre sur le Pont-Neuf, il y en avait vraiment pour tous les goûts.
Esther Kopelman adorait ça. Quand la rédaction était en ordre de marche, quand même les plus récalcitrants et les plus dilettantes mettaient la main à la pâte, quand chacun se battait pour avoir la meilleure place dans le journal du lendemain. Elle avait alors l’impression de faire partie de l’équipe « Spotlight » du Boston Globe lorsque celle-ci avait mis au jour le scandale des prêtres pédophiles qui lui avait valu le prix Pulitzer.
Bref, c’était pour ce genre de journée qu’on se levait le matin et qu’on partait travailler.
— Kopelman, Chaumette veut te voir, dit un type entre deux âges arborant un nœud papillon à pois sous son masque – à pois également – et qui était le seul à se morfondre.
Il s’occupait des pages culture. Or théâtres, cinémas et librairies étaient fermés. Sans compter qu’avec une actualité aussi chargée, il n’y avait pas beaucoup de place pour l’introspection d’un auteur contant par le menu sa dépression, son adultère ou ses états d’âme. En traversant la salle et en observant la ruche bourdonnante, elle se demanda soudain où était passée la fameuse « distanciation sociale ».
Assis dans son fauteuil, les pieds sur le bureau, en Birkenstock deux lanières et chaussettes été comme hiver, Chaumette était en train de mordre dans un sandwich qu’en entrant Esther hésita à qualifier de petit déjeuner ou de déjeuner, étant donné qu’il était presque 11 heures du matin.
— Tu es au courant, je suppose, pour le cadavre trouvé sur le Pont-Neuf ? lui lança-t-il sans cesser de mastiquer.
— Il ne t’a pas coupé l’appétit, on dirait…
— J’ai passé la nuit au journal.
— Sérieux ?
C’est vrai qu’il avait l’air encore plus fripé, ébouriffé et transpirant que d’habitude. Et les valises sous ses yeux avaient, ce matin-là, la taille de malles-cabines.
— Est-ce que par hasard tu n’aurais pas remarqué tout ce qui se passe ces jours-ci ? lui demanda-t-il en haussant un sourcil étonné. Ce pays qui est en train de perdre la raison. Le monde entier qui est en train de devenir fou. On a des commerces, des artisans, des milliers de petites entreprises qui risquent de mettre la clé sous la porte. On a des hôpitaux au bord de l’asphyxie et des personnels de santé qui n’en peuvent plus. On a des policiers épuisés qui sont sur tous les fronts depuis des mois, et en face des individus qui ne rêvent que de semer la discorde et le chaos. On a des gens décapités, égorgés, des enfants qu’on tue dans les écoles, des professeurs qu’on assassine, et M. Trudeau du Canada qui nous explique qu’il faut respecter les autres, ne surtout pas les froisser. À ce degré de lâcheté, moi je dis bravo.
Il se redressa, mit pied à terre.
— Pour ta gouverne, ajouta-t-il, non seulement le gamin était nu, mais il avait le mot JUSTICE marqué sur la poitrine. Comme Moussa Sarr…
Elle sursauta :
— Et toi, comment tu le sais ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Moi aussi, j’ai mes sources.
— C’est vrai qu’il y avait beaucoup de monde sur la scène de crime ce matin.
— Tu es toujours sur la piste de ces disparus ? voulut-il savoir.
Elle acquiesça. Il passa une main dans ses cheveux bouclés, lança un coup d’œil vers la porte.
— Laisse tomber tout ce que tu as d’autre et concentre-toi là-dessus…
Il avait adopté un timbre de conspirateur. Elle ne put s’empêcher de sourire derrière le masque.
— Je croyais que je n’avais pas d’article et qu’on publiait assez d’informations anxiogènes comme ça ?
Il grimaça.
— Fais pas chier, Kopelman. Tu n’as pas encore d’article mais c’est vrai, je l’admets volontiers, tu as eu du flair et tu étais sur la bonne piste : si ces disparitions sont liées entre elles et à ces deux morts, alors on tient peut-être un sacré scoop.
— Heureuse de te l’entendre dire.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu m’appelles. Au boulot !
Elle hocha la tête, gagna la porte.
— À vos ordres, patron.
42
IL ÉTAIT 10 H 55, et le même soleil indifférent aux affaires humaines qui brillait sur la place Saint-Étienne et sur les pavés devant la cathédrale brillait également sur la façade du palais archiépiscopal.
L’ancien palais de l’archevêque abritant les locaux de la préfecture, c’est entre ses murs que Michèle Saint-Hamon fit entendre sa voix sous les ors séculiers de la République :
— Dans la mesure où il me revient, en tant que représentante de l’État dans le département et la région, de coordonner et d’animer l’ensemble du dispositif de sécurité intérieure, je veux qu’à partir d’aujourd’hui toutes les informations concernant cette affaire, je dis bien toutes, remontent jusqu’à moi.
La préfète de Haute-Garonne et de la région Occitanie fit du regard le tour de la longue table. Étaient présents le ban et l’arrière-ban du département en matière de police et de sécurité publique : le chef de cabinet du maire, les patrons des services de gendarmerie et de la Sûreté départementale, Chabrillac, ainsi que le directeur de cabinet de la préfète, un ancien énarque qui avait travaillé au ministère de l’Intérieur et qui était son « M. Sécurité ».
— Nous devons trouver le ou les coupables le plus vite possible ou cette ville risque d’exploser. Cette situation est scrutée avec attention par le ministre. Je veux être avisée, jour après jour, des progrès de l’enquête.
Tous les regards se tournèrent vers le divisionnaire et son chef de groupe.
— Peut-être le commandant Servaz peut-il nous dire s’il a une piste ? ajouta-t-elle.
— Suo tempore, répondit celui-ci.
Un flic parlant latin : tout le monde fronça les sourcils. La préfète faillit sourire. Elle appréciait qu’on lui résiste – un peu –, même si pour rien au monde elle ne l’aurait avoué dans cette enceinte.