— Le commandant Servaz veut dire qu’il est prématuré d’en parler, intervint le divisionnaire après s’être éclairci la voix. Bien entendu, nous explorons toutes les pistes et il y en a une qui est d’ores et déjà privilégiée.
Servaz sentit que les hommes et la femme autour de la table brûlaient tout à coup d’en savoir plus. Il espéra que Chabrillac allait s’arrêter là, il en avait déjà trop dit.
— Le commandant est muet ou il ne s’exprime qu’en latin ? voulut savoir la préfète.
Il y eut quelques gloussements.
Martin se tourna vers la représentante de l’État. Elle le dévisagea comme s’il était la seule personne dans cette salle qui l’intéressait vraiment.
— Nous travaillons sans relâche, dit-il. Mon groupe est bien conscient des enjeux et rien ne nous importe davantage que de trouver les coupables et de les déférer. Je pense, madame la préfète, que vous préférez que nous consacrions l’essentiel de notre temps à la recherche de la vérité plutôt qu’à rédiger des rapports circonstanciés, je me trompe ?
Il devina que Chabrillac pâlissait à côté de lui. Il y eut trois secondes de silence qui durèrent une éternité. Tous savaient que la préfète avait un tempérament volcanique. Et si cela en faisait fantasmer plus d’un, tous ici présents avaient essuyé au moins une fois ses tonitruants accès de colère.
Aussi l’amusement qui perça dans la voix de Michèle Saint-Hamon fut-il un soulagement.
— Commandant, vous m’avez convaincue. Faisons un marché : vous me rendrez compte dans les quarante-huit heures, et ensuite deux fois par semaine si cette enquête se prolonge, en personne, après votre journée de travail, ici même, dans mon bureau, à moi et à moi seule…
Elle ne l’avait pas quitté des yeux une seconde en disant cela. Il inclina la tête.
— Comptez sur moi.
— Et croyez bien que je veillerai personnellement à ce que rien ne vienne entraver votre enquête, ajouta-t-elle. Pendant des années, je l’admets, l’État a donné des instructions pour qu’on aille le moins possible au contact dans ces quartiers tant qu’il n’y avait pas de mises en danger. Tout plutôt que de voir un accident arriver. Ou des émeutes, comme en 2005. C’était une erreur. En ce qui me concerne, ça ne se passera pas comme ça. La loi doit prévaloir. Partout. Tout le temps. En toutes circonstances et quelles que soient les conséquences.
Joli discours, songea-t-il. On verra s’il est suivi d’effet. Il en avait déjà tellement entendu de semblables.
— IL FAUT VÉRIFIER les enregistrements de toutes les caméras de surveillance que vous trouverez, dit-il à son groupe, place du Pont-Neuf, rue de Metz, place Esquirol, quai de la Daurade, rue Peyrolières, boulevard Lazare-Carnot, allées Forain-François-Verdier, rue du Languedoc, Grand-Rond, etc. Tous les axes qu’a pu emprunter pour se rendre jusqu’au Pont-Neuf le véhicule transportant Kevin Debrandt entre 2 heures et 6 h 30 du matin – une patrouille est passée sur le pont à 2 h 03 et il n’y avait rien… Élargissez le périmètre si nécessaire.
Il leva les yeux de ses notes.
— On cherche en priorité un fourgon, un van, voire un camion de livraison ou une grosse berline, avec au moins deux personnes à bord : il fallait être au moins deux pour transporter le corps et le balancer. Je sais, ça représente des milliers d’heures à visionner, mais c’est pour ça qu’on a demandé des renforts.
Quelqu’un leva la main.
— Il y a de fortes chances pour qu’ils aient roulé avec une fausse plaque, que l’immat ne soit pas visible ou que le véhicule ait été volé, fit observer l’intervenant.
— On sait tout ça, répondit Servaz. Mais on doit tout vérifier. Les types peuvent avoir fait une erreur, enlevé leurs cagoules ou leurs masques, passé un coup de fil… On va croiser ces infos avec les téléphones qui ont borné dans le secteur la nuit dernière. Ça nous permettra peut-être de reconstituer leur itinéraire.
Mais il n’y croyait guère. Il leva encore une fois les yeux de ses papiers. Le groupe d’enquête s’était sérieusement étoffé. Il y avait là des flics d’une bonne demi-douzaine de services. Instructions tombées d’en haut. Il fallait montrer qu’on ne ménageait pas sa peine. Il ne comptait pas partager toutes ses infos avec eux. Beaucoup trop de risques de fuite. Et pas seulement en direction de la presse…
— On a relevé les empreintes et les ADN des éboueurs et de toutes les personnes présentes sur le pont ? demanda-t-il.
— Il vous faut celles de la préfète aussi ? dit quelqu’un.
Rires autour de la table. Il vit Samira soupirer. Soudain, un brigadier entra en coup de vent.
— Les pompiers de Colomiers viennent de signaler un Renault Trafic cramé ce matin ! (Il consulta son papier.) Chemin de Selery. C’est assez isolé. Un riverain les a prévenus.
Encore une fois, ils effaçaient leurs traces.
Colomiers était une commune à l’ouest de Toulouse. La deuxième du département. Mi-urbaine, mi-rurale. Ils ne trouveraient rien. Ces types étaient des pros.
— Il y a des caméras de surveillance à Colomiers ? demanda-t-il néanmoins.
— J’ai déjà vérifié, répondit le brigadier. Sur le site de la police municipale, ils disent qu’il y a une trentaine de caméras de vidéoprotection sur la voie publique.
— Très bien. Vincent, appelle-les. Tu vas sur place et tu visionnes les images. Tu essayes de repérer ce Renault Trafic.
— Si c’est le nôtre, il venait de Toulouse, donc de l’est, fit remarquer Espérandieu. Il a dû emprunter l’A624 et la N124.
Servaz opina.
— Vois s’il y a des caméras sur le parcours. Fais-toi aider au besoin.
Il regarda le plan de la métropole épinglé sur le mur derrière lui.
— On doit aussi contrôler toutes les caméras qui pourraient se trouver sur leur axe de fuite, à savoir avenue Étienne-Billières, avenue de Grande-Bretagne et allées Maurice-Sarraut. Appelez Campus Trafic, conclut-il.
Planqué dans un immeuble anonyme de l’avenue d’Atlanta, Campus Trafic était le PC circulation de toute l’agglomération toulousaine, regroupant à la fois les services de la communauté d’agglomération, la régie publique des transports urbains, la direction des routes du Sud-Ouest et les services de police de la route, qui tous surveillaient, à travers plusieurs centaines de caméras, boulevard périphérique, rocades d’accès, avenues, places et rues principales.
— Dernière chose : prévenez la famille, nous allons lancer un appel à témoins avec le portrait de Kevin Debrandt dans les prochains flashs d’info.
— Merci, commandant, intervint Chabrillac en se levant de sa chaise. (Il tapa dans ses mains.) Bien, on va vous distribuer vos tâches du jour. Je compte sur chacun de vous.
Un léger brouhaha monta, signalant la fin de la réunion. Le divisionnaire éleva la voix :
— Et ce n’est pas parce que les deux victimes étaient des voyous qu’il ne faut pas mettre les bouchées doubles ! Je sais ce que tout le monde pense tout bas… mais cette enquête va être scrutée jusqu’au plus haut sommet de l’État.
— On va pas non plus pleurer sur leur sort, dit Raphaël à haute et trop intelligible voix.
Le brouhaha augmenta.
— Je n’ai rien entendu, fit le divisionnaire d’un ton brusque.
— Je dis juste tout haut ce que tout le monde pense tout bas, continua Katz. Ces deux types étaient des…
Samira jeta un regard surpris au jeune lieutenant. Quelle mouche le piquait ? Chabrillac perdit ses nerfs.
— Je veux que les choses soient bien claires, lieutenant, trancha-t-il avec une rage froide en pointant un doigt menaçant en direction de Katz, je ne tolérerai pas ce genre de commentaires ! Un mot de plus et je vous exclus de l’enquête. C’est assez clair pour vous, ou il y a quelque chose là-dedans que vous avez du mal à comprendre ?