Samira vit le jeune officier blond frémir sous l’humiliation et serrer la mâchoire, l’œil noir, en acquiesçant d’un signe de tête.
43
DU HAUT DE SON rocher, la forteresse médiévale écrasait la petite cité. Redoutable. Escarpée. Menaçante. Ses murailles crénelées et ses trois tours de guet dressées dans le brouillard et la pluie, à quatre-vingt-huit kilomètres au sud de Toulouse.
Elle n’était cependant pas visible des fenêtres du commissariat de Foix, pourtant à quelques centaines de mètres à peine, pour la bonne raison qu’il lui tournait le dos. À croire qu’on ne voulait pas distraire les fonctionnaires de police de leur tâche. Pas de danger avec le temps qu’il faisait dans le coin, et qui était rarement aussi clément qu’il pouvait l’être cent kilomètres plus au nord : la faute à ces fichues Pyrénées toutes proches.
Le major Lucas Galvan détestait les Pyrénées. Il détestait cette ville. Détestait cette foutue région où, quand il ne pleuvait pas, le ciel était gris et, quand le soleil brillait enfin, il manquait la mer, les voiles, les plages où les filles ont la peau dorée. Galvan était né à Béziers. Il avait passé son enfance et son adolescence dans la ville de Jean Moulin, entres les allées Paul-Riquet et la cathédrale Saint-Nazaire, avant d’entrer dans la police et d’être muté en région parisienne.
Jeune flic de la BAC, il s’y était rapidement endurci au contact des cités avant de redescendre à Montpellier. Où il serait encore s’il n’avait pas déconné. Lors d’un contrôle, il avait frappé un type qui l’insultait, le provoquait et qui avait aussi insulté l’honneur de sa femme. Quelqu’un avait filmé la scène avec un téléphone. Résultat : conseil de discipline et, comme il n’en était pas à son coup d’essai, mutation disciplinaire. À Foix. En Ariège. Il y avait peut-être des gens qui aimaient ça : la nature sauvage, les montagnes, les vallées verdoyantes et les torrents – mais pas lui.
Son téléphone sonna sur le bureau. Il était en train de rêvasser à son dernier date Tinder. Une femme mariée du coin, qui s’ennuyait. Comme lui. À ses yeux, Tinder était une autre sorte de chasse. Une chasse où tout le monde était chasseur et proie en même temps…
— Galvan, dit-il.
— Euh… bonjour… c’est moi… vous vous souvenez de moi ? Vous m’avez laissé votre numéro.
La voix était celle d’un homme entre deux âges, peu sûr de lui ou effrayé. Il la reconnaissait, mais ne parvenait pas à se souvenir où ni quand il l’avait entendue.
— Roland Neveu, le représentant de commerce, vous vous rappelez ? L’autre nuit… je vous ai dit que j’avais vu quelque chose se passer dans ce château… Je vous y ai même conduits…
Merde. Le type qui avait surpris le général et ses hommes avec leurs masques à la con par une fenêtre du château. Il croyait pourtant avoir été clair l’autre soir en lui parlant de sa femme et de sa fille.
— Qu’est-ce qui se passe, Neveu ?
La voix était de plus en plus geignarde :
— Je sais ce que vous m’avez dit, que ce n’était plus mon affaire… qu’il fallait que j’oublie tout ça… que c’était entre vos mains mais…
Où cet imbécile voulait-il en venir ? Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui ? Pourquoi n’était-il pas tout bonnement passé à autre chose ? L’avait-il mal jaugé ? Le bon côté, c’était qu’il l’avait rappelé lui. Il n’avait donc pas jugé utile d’informer quelqu’un d’autre.
— Accouchez, Neveu.
— Vous avez vu ces infos à la télé ce matin ?… Ce gamin qu’on a trouvé sur ce pont ?… À Toulouse… Ils ont montré son portrait lors d’un appel à témoins.
— Oui, bien sûr. On est tous en état d’alerte.
— Je suis presque sûr que c’est lui que j’ai vu dans le château…
Nom de Dieu ! Galvan oublia illico son dernier date Tinder, oublia la pluie, le brouillard, oublia son humeur chagrine et se pencha en avant, le téléphone collé à l’oreille.
— Vous croyez que je devrais appeler la police de Toulouse ? continuait le représentant de commerce. Ils ont donné un numéro… Je me suis dit que, comme vous étiez déjà au courant, vous pourriez peut-être me conseiller…
Une sacrée chance que ce Neveu fût un idiot. Il ne lui en donnait pas moins des sueurs froides en cet instant. Les gens n’apprenaient jamais. Ils s’entêtaient à commettre encore et encore les mêmes erreurs.
— N’en faites rien, dit-il. Ils doivent recevoir des centaines d’appels bidon en ce moment même, ils mettront des jours à prendre en compte le vôtre.
Il fallait qu’il trouve une issue. Vite.
— En outre, ajouta-t-il, l’entrevoyant soudain, nous pensons avoir affaire à des gens puissants, avec de nombreuses connexions dans la police. Si votre appel tombe dans la mauvaise oreille, votre vie pourrait être en danger…
Il laissa le temps à ses paroles de bien pénétrer dans le cerveau du représentant de commerce.
— Même ici, je ne suis pas certain que ce soit très sûr pour parler. Ces gens ont vraiment des contacts partout, on ne sait plus à qui se fier. C’est effrayant, je sais. Voilà ce que nous allons faire, Neveu : vous allez me retrouver dans une heure à l’endroit que je vais vous indiquer et nous allons décider d’une stratégie. Vous avez raison : il faut agir. Et surtout ne parlez de ça à personne…
Il se demanda si, cette fois, Roland Neveu allait mordre à l’hameçon. Pas sûr. Il y avait des limites à la crédulité, même chez les poissons les mieux disposés à gober le moindre bobard.
— C’est vraiment nécessaire tous ces secrets ?
Neveu hésitait.
— Pensez à votre fille et à votre femme. Vous ne voudriez pas qu’il leur arrive quelque chose…
Un silence.
— D’accord.
Galvan ne put s’empêcher de sourire.
44
LA BMW X1 DRIVE hybride noire se détachait au milieu de la clairière, sur le parking, près du ruisseau, du pont de bois pour piétons en forme d’arche et de l’aire de pique-nique sous les arbres.
Un timide soleil avait réussi à percer mais, malgré cela, Roland Neveu trouva le paysage passablement sinistre en conduisant sur la petite route qui se terminait en cul-de-sac à hauteur du parking.
Il vit que le policier était déjà là, en train de fumer, assis à l’une des trois tables de pique-nique – lesquelles, en cette saison, étaient inoccupées –, de l’autre côté du ruisseau.
Son cœur battait lourdement. Lentement. Comme s’il essayait de le freiner. Comme si quelque chose le retenait. Il se gara sur l’aire de stationnement déserte en dehors de la voiture du policier, descendit. L’endroit était niché au fond d’un vallon qui, comme la route, semblait sans issue.
Il faillit déraper en franchissant le petit pont. La pluie avait rendu le bois du dos-d’âne dangereusement glissant, et les feuilles mortes détrempées se dérobaient sous ses semelles comme un skateboard sous un pied inexpérimenté.
Il avait sa serviette en cuir à la main. Il se demandait pourquoi Galvan lui avait dit d’apporter son ordinateur perso. Le flic pensait-il que quelqu’un entrait dans son Mac pour l’espionner ? À cette idée, Neveu frissonna. Galvan lui-même multipliait les précautions, à l’image de cet endroit désert pour se rencontrer. Que le policier fût si inquiet augmentait sa propre peur.