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La pluie avait couché l’herbe un peu trop longue comme des cheveux dissimulant une calvitie. De vagues sentiers à peine dessinés couraient à travers le terrain accidenté et se perdaient entre les arbres. Le ruisseau chantait en contrebas. Neveu grimpa la pente légère jusqu’à la table de pique-nique.

Galvan le regarda approcher, les paupières plissées, lui montra le banc de bois brut mouillé de l’autre côté de la table.

— Asseyez-vous, Neveu.

Le représentant de commerce s’exécuta, sentit l’humidité et le contact froid du banc à travers son pantalon. Il nota qu’à la lumière du jour et sans masque le flic de l’autre soir avait un visage assez séduisant, mais aussi les yeux injectés et la vilaine peau de ceux qui ont longtemps abusé du tabac et de l’alcool.

Il avait en outre quelque chose de désagréable dans le regard. Une lueur. Malveillante, se dit Neveu. Oui, c’est ça.

— Vous avez votre ordi ? demanda Galvan en écrasant sa cigarette sur le bois grossier de la table, y laissant une trace noire.

Le représentant de commerce acquiesça d’un signe de tête, sortit le portable de sa sacoche et le fit glisser entre eux.

— Allumez-le… Il y a un mot de passe ? Entrez-le…

Neveu s’exécuta.

— Il a assez de batterie ? Très bien…

Le flic tira ensuite l’ordinateur à lui, tourna l’écran du Mac dans sa direction et prit dans sa poche une clé USB qu’il inséra sur le côté. Puis il se mit à jouer du pavé tactile.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Neveu qui ne voyait plus l’écran. Vous vérifiez si quelqu’un a piraté mon ordinateur, c’est ça ? Il n’y a aucune information intéressante là-dedans, de toute façon.

L’homme en face de lui ne prit pas la peine de répondre. Il pianotait sans plus prêter attention au représentant de commerce.

— Passez-moi votre sacoche, dit-il au bout de quelques minutes.

Roland Neveu la lui tendit par-dessus la table. Galvan la posa sur le banc à côté de lui, l’ouvrit et glissa à l’intérieur une chemise cartonnée.

— Qu’est-ce que vous faites ? répéta Neveu.

— Fermez-la.

Le représentant de commerce tressaillit. Le ton était dur et cassant. Comme si c’était après lui que le flic en avait.

Neveu suivit un instant du regard le cours du ruisseau en bas de la pente. En attendant que le policier eût terminé. Le silence alentour, seulement troublé par le bruit de l’eau, lui parut tout à coup très oppressant.

Le flic leva enfin les yeux vers lui. Ce que Roland Neveu y lut le fit frissonner des pieds à la tête.

— Vous êtes un pédophile, Neveu ? demanda la voix glacée comme l’eau du torrent.

Neveu se figea.

— Quoi ?

Galvan fit pivoter l’ordinateur. Le représentant de commerce sursauta, ouvrit de grands yeux horrifiés.

Sur l’écran s’affichait tout un éventail de photos qui présentaient – Neveu hoqueta – des enfants nus, garçons et filles, en compagnie d’adultes tout aussi déshabillés. Les poses étaient sans ambiguïté. Il n’y avait aucun doute possible sur la nature de ce qu’il voyait. Les visages des adultes étaient invisibles : hors champ ou floutés. Neveu sentit la tête lui tourner, la sueur jaillir de son front. Il étouffa un haut-le-cœur. Il se dégageait de ces images quelque chose de profondément, d’atrocement dérangeant. Ce qu’il y avait sur son propre ordinateur lui donnait la nausée. Il n’avait jamais rien contemplé d’aussi dégoûtant.

— Je vous demande si vous êtes une saloperie de pédophile, répéta Galvan d’un ton cinglant.

— Quoi ? Non ! Bien sûr que non ! Je ne sais même pas d’où sortent ces photos ! C’est… c’est ignoble ! Je ne veux pas voir ça ! dit-il en détournant le regard.

Galvan attrapa la sacoche, la retourna, déversant sur la table des clichés en noir et blanc format A4 qui s’éparpillèrent. Tout aussi abjects et insoutenables que ceux sur l’écran.

— Et ça alors, espèce de gros dégueulasse…, dit Galvan.

Neveu suffoqua.

— C’est vous… c’est vous qui venez de mettre ces photos dans ma serviette ! s’écria-t-il, paniqué. Qu’est-ce que ça signifie ?

Le flic planta son regard injecté dans le sien.

— Ça signifie que je vais t’envoyer en taule… Ta sacoche et ton ordi sont pleins de pornographie infantile ! Tu me donnes envie de gerber !

À sa grande horreur, Neveu comprit qu’il avait été piégé. Ses mains s’agitaient nerveusement sur le bois de la table. Soudain, il poussa un petit cri douloureux : il venait de s’enfoncer une écharde dans l’index. Il considéra la pulpe de son doigt où était fichée une minuscule épine et où perlait une goutte de sang.

— Tu sais ce qu’on fait en prison aux pédophiles comme toi, Neveu ?

Le représentant en produits phytosanitaires était au bord des larmes et de l’évanouissement.

— C’est vous ! C’est vous qui m’avez piégé !

— Tu sais ce qu’on leur fait… ?

Un cauchemar, c’était un cauchemar.

— Seigneur, je ne suis pas un pédophile : vous le savez bien ! Et je ne veux pas aller en prison ! Je vous en prie ! Je ne comprends rien… Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

L’expression peinte sur le visage de Galvan était celle d’un manque d’empathie absolu.

— Que tu oublies ce que tu as vu au château, dit-il.

Le cœur de Neveu battait la chamade.

— Ce gamin dont tu parles, ce n’était qu’un vaurien, un salopard de plus qui choisissait ses victimes parmi les plus faibles, les plus vulnérables. Violent, haïssant les honnêtes gens comme toi. Il n’aurait pas hésité à entrer dans ta maison, à te voler ton argent, à te frapper, à violer ta fille… C’était ce genre de saloperie… Tu ne voudrais quand même pas aller en prison pour une merde pareille, pas vrai ? Il est mort maintenant, qu’est-ce que ça changerait ? Pense à ta fille quand ses camarades lui diront que son père est un pédophile, qu’ils lui demanderont si tu lui as fait des choses : c’est ça que tu veux ?

— Non, bien sûr que non ! hurla Neveu.

— Alors, tu vas oublier ce que tu as vu au château… tu vas reprendre ta petite vie bien tranquille… tu vas m’oublier aussi et je ne veux plus jamais entendre parler de toi, tu m’entends ? Et moi, en échange, je vais oublier ce que j’ai vu ici…

Galvan referma le Mac.

— Je garde ton appareil, au cas où…

Le flic se leva lentement, l’ordi sous le bras. Neveu le regarda descendre la pente en direction du petit pont et du parc de stationnement, monter dans sa voiture. Le ruisseau chantait. Le représentant de commerce était couvert d’une sueur glacée. Comme s’il avait parlé au diable lui-même. Dans le grand silence, il éclata soudain en sanglots.

45

AU COMMISSARIAT, Espérandieu avait sous les yeux les listings des opérateurs téléphoniques. Seuls Martin, Samira, Katz et lui étaient présents dans la salle de réunion. Servaz avait envoyé tous les autres en mission. Ils avaient demandé au juge non seulement des réquisitions pour le téléphone officiel de Lemarchand mais aussi l’« extraction » des antennes-relais de son quartier.

— Hier, à l’heure où on planquait devant chez Lemarchand, était en train d’expliquer Vincent, un téléphone à carte prépayée a activé l’antenne-relais la plus proche de son domicile et a appelé un autre téléphone fantôme.

— OK, dit Samira, donc Lemarchand a appelé quelqu’un pour l’avertir qu’on était devant chez lui…