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Il avait dû s’étouffer, être au bord de l’asphyxie, car les trous pour les narines étaient petits et il n’y en avait pas pour la bouche.

Servaz frémit. C’était le Mal dans son expression la plus pure qui était à l’œuvre ici. Il en reconnaissait chaque signe.

Il était 5 heures passées de quarante-trois minutes, ce matin du lundi 26 octobre.

3

ILS FURENT DE RETOUR au commissariat à 8 heures précises. Il régnait une effervescence inhabituelle au deuxième étage. Et Servaz fut surpris par l’affluence matinale.

Il vit par les portes ouvertes un paquet de monde en audition. Il y avait, comme d’habitude, de la tension dans l’air, de l’agressivité, des gardés à vue qui crachaient leur morgue à la face des flics pendant que des avocats exigeaient en retour qu’on respectât leurs clients.

— C’est quoi, toute cette agitation ? demandèrent-ils à un collègue de la division des affaires criminelles, qui passait un coup de fil dans le couloir.

Le flic rangea son téléphone.

— Vous n’êtes pas au courant ? Le week-end a été chaud. Sept agressions au couteau sans lien entre elles rien qu’entre vendredi et dimanche : du côté du quartier de Bellefontaine, la nuit dernière, un homme qui sortait du métro a été agressé par un groupe d’individus alcoolisés. Frappé dans le dos, hospitalisé en urgence. Samedi, derrière la médiathèque, en plein après-midi, un autre a reçu deux coups de couteau. Vendredi, un mineur a blessé deux hommes place Arnaud-Bernard. Dans le même temps, avenue des Minimes, un type a été grièvement blessé à la gorge et au thorax.

Il comptait sur les doigts des deux mains.

— Encore le même soir, deux types se sont mutuellement poignardés au cours d’une rixe rue de l’Ukraine. Deux garçons ont aussi été agressés quai de la Daurade, tôt samedi matin : apparemment, on en voulait à leurs téléphones portables.

Il fit courir son regard de ses doigts à Servaz.

— Et, pour finir, dans la nuit de samedi à dimanche, rue Georges-Brassens, une altercation entre voisins s’est terminée par un coup de couteau dans la poitrine… On a un record, là, je crois bien. La plupart des enquêtes ont été refilées à la Sûreté urbaine, les autres ont atterri chez nous.

Les records sont faits pour être battus, pensa Servaz. Partout dans le pays, c’était la même rage désinhibée, le même effondrement de l’autorité. Une vraie guerre, qui avait lieu tous les jours dans la rue. Une guerre perdue d’avance tant que les flics seraient livrés à eux-mêmes, méprisés ou abandonnés à leur sort par les juges, sous-équipés, et honnis par certains de ceux qu’ils étaient censés protéger…

— J’ai aussi deux viols et trois agressions sexuelles, intervint une collègue des mœurs en sortant de son bureau. Comment je fais avec les dizaines de dossiers que j’ai déjà en souffrance ? Les victimes m’appellent tous les jours pour savoir si ça avance. Je leur dis quoi ?

— On devrait inviter les politiciens et certains donneurs de leçons à venir passer quelques jours ici, conclut Samira.

Tous la fixèrent. Elle avait retiré sa parka fourrée et en plein jour sa tenue ne passait pas inaperçue : le mot HELL s’étalait en lettres brillantes sur son pull noir, son pantalon de cuir était renforcé de genouillères et de molletières pleines de zips, d’œillets et de boucles, et elle était perchée sur des Dr. Martens à semelles outrageusement surcompensées, un ensemble qui la faisait ressembler à une adepte du BDSM.

Servaz pénétra dans son bureau, suivi de ses deux adjoints, leur donna ses consignes pour entrer la procédure dans le LRPPN – le logiciel de rédaction de la procédure de la police nationale, dont la troisième version était à peine moins bancale que les deux précédentes. Au fil des ans, la procédure pénale n’avait cessé de s’alourdir, la paperasse de manger leur temps de travail, au détriment de l’enquête, du terrain.

Il commençait à se demander s’il était encore fait pour ce métier. Il était entré dans la police par vocation. Pendant près de trente ans, il n’avait pas hésité à passer des nuits entières dans sa voiture, à sacrifier sa vie personnelle, toujours en poursuivant le même but : mettre hors d’état de nuire les individus les plus dangereux et les plus nuisibles pour la société. Mais aujourd’hui les règles avaient changé : on attendait d’eux qu’ils fassent la même chose depuis un bureau, avec des interrogatoires impossibles à mener à force de garde-fous, des exigences intenables et souvent contradictoires. Une enquête criminelle, c’était le job le plus complexe et le plus exigeant qui soit ; un avocat rusé ou un magistrat indélicat pouvaient ruiner en un clin d’œil des mois d’efforts et, comme si ça ne suffisait pas, on multipliait les obstacles, les empêchements. Résultat, les statistiques étaient sans ambiguïté : les trafics explosaient, le taux d’homicides était le plus élevé d’Europe, deux fois supérieur à ceux de l’Espagne, de l’Allemagne et même de l’Italie voisines, n’en déplaise à Gomorra.

Servaz trouva un cachet de paracétamol et de codéine dans un tiroir. Il avait la migraine. Heureusement qu’il avait fait un stock avant que le médicament ne soit plus disponible que sur ordonnance. Alors que l’impunité régnait chez les délinquants, à force d’interdictions et d’injonctions on infantilisait le reste de la société.

— Un gamin noir, à qui on a mis une tête d’animal, et qu’on a de toute évidence chassé la nuit dans les bois comme du gibier : vous imaginez si la presse s’empare de ça ? lança soudain une voix depuis la porte. On a intérêt à faire de cette enquête une priorité si ce satané merdier se confirme…

Il leva la tête. Chabrillac, leur nouveau patron, un homme dans la cinquantaine, vêtu d’un costume trop étroit pour ses larges épaules et sa carrure de rugbyman. Sa bedaine évoquait cependant davantage le rugby tel qu’on le pratiquait au siècle dernier. Des sourcils noirs et épais, des pupilles en têtes d’épingles et un air perpétuellement chagrin. Il avait remplacé Stehlin, parti finir sa carrière sous le climat plus doux mais pas moins criminogène de la Côte d’Azur.

Servaz aimait bien Stehlin, qui n’avait pas hésité à prendre des décisions risquées quand le besoin s’en était fait sentir.

Il n’avait pas encore jaugé le nouveau divisionnaire. Selon certains, il se montrait grossier avec ses subordonnés, selon d’autres, c’était un pur produit de la bureaucratie, tatillon et prompt à ouvrir le parapluie. Les collègues l’avaient déjà affublé d’un sobriquet : « Hulk ». De son côté, Servaz attendait de voir.

— J’ai demandé que l’autopsie soit effectuée le plus vite possible, annonça « Hulk ».

Il jeta un coup d’œil soupçonneux à la tenue de Samira. Après avoir haussé un sourcil, il reporta son attention sur Servaz.

— Commandant, vous avez bien conscience qu’il s’agit d’une affaire extrêmement sensible. À partir de maintenant, toutes vos autres tâches sont secondaires.

IL LES REGARDA tous les trois, un par un – Samira, Vincent et Martin –, puis se tourna solennellement vers la porte.

— Lieutenant ! Vous pouvez venir ?

Ils virent apparaître un jeune homme. Cheveux blonds et yeux bleus. Bronzage de surfeur.

— Je vous présente votre nouveau collègue : le lieutenant Raphaël Katz, dit Chabrillac. Le lieutenant nous arrive tout droit de Cannes-Écluse, d’où il est sorti deuxième de sa promo.