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Espérandieu hocha la tête en signe de confirmation.

— Or, avant-hier, quand tu t’es rendue dans ce restaurant, continua-t-il, avant que Lemarchand ne sorte de chez lui, un autre téléphone à carte prépayée avait déjà borné près de son domicile en direction de ce même numéro.

— D’accord, Lemarchand a toute une collection de téléphones à carte prépayée, conclut Samira.

— Ce qui compte, c’est que, chaque fois, c’est le même numéro qu’il appelle, conclut Servaz.

Il pressentait au plus profond de lui-même que la personne appelée était quelqu’un d’important. Ce n’était pas un simple exécutant. Peut-être se trompait-il, mais selon lui le flic ripou avait appelé ce numéro chaque fois qu’il avait eu besoin de savoir comment il devait agir. De quelle façon remonter jusqu’à l’homme – ou la femme – à l’autre bout du fil ? se demanda-t-il. L’impatience le taraudait.

— Lemarchand ne t’a pas amenée dans ce restaurant uniquement pour te faire peur ensuite, dit-il soudain à Samira.

Elle plissa les yeux en se tournant vers lui.

— Il y avait quelqu’un dans ce restaurant qui voulait voir à quoi tu ressemblais, poursuivit-il. Et je mettrais ma main au feu que cette personne est celle que Lemarchand a appelée.

Un silence.

— Tu te souviens des clients dans la salle ?

Samira réfléchit.

— Oui. En dehors de Lemarchand, il y avait un couple dans la cinquantaine, un autre de retraités, un jeune couple avec des enfants et un vieux monsieur assis dans un coin…

Un vieux monsieur… Moussa Sarr avait parlé à Ariane Hambrelot d’un « homme âgé »…

— Il avait les yeux bleus, ton vieux ?

Samira tressaillit. Elle avait compris.

— J’en sais rien. Il les a gardés baissés sur un livre ou sur son assiette, dit-elle. Mais c’est possible… Je n’en suis pas certaine…

— Il faut qu’on interroge le restaurateur. Certains sont peut-être des clients réguliers. Ou bien ils habitent dans le coin. Lemarchand n’a pas choisi ce restau par hasard : l’Ariège, une fois de plus…

— Je vais déjà voir si le numéro du restau répond, dit Vincent, il est fermé avec le confinement.

Le confinement avait des conséquences jusque sur les enquêtes. Sur les trafics aussi. Avec les restrictions de circulation en vigueur en France comme en Espagne, les sources d’approvisionnement en provenance du Maroc s’asséchaient, les consommateurs se déplaçaient moins souvent, le cash diminuait et la frustration des trafiquants augmentait. Conséquence : les rivalités s’exacerbaient, la violence flambait, les bandes, de plus en plus nerveuses, s’en prenaient aux forces de l’ordre aussi bien qu’aux bandes rivales, et le nombre de règlements de comptes avait explosé en 2020.

— Trouve le propriétaire du restau et dis-lui qu’on va lui rendre une petite visite, dit Servaz à Vincent. Samira, tu appelles le magistrat de permanence et tu fais une réquise pour l’extraction de l’antenne la plus proche de l’établissement.

— Le restaurateur est chez lui, il habite au-dessus du restaurant, dit Vincent cinq minutes plus tard. Il « profite » du confinement pour faire quelques travaux de peinture. Bien qu’il ne soit pas sûr de rouvrir : il avait l’air plutôt abattu au téléphone.

Servaz attrapa son manteau.

— Tu m’étonnes. En route : je veux voir à quoi ressemblent les lieux, et ce qu’on peut tirer du bonhomme.

ESTHER KOPELMAN enrageait. Plus de table chez Sami, plus de restaus ouverts, plus d’endroits où s’en jeter un derrière la cravate, plus de happy hours, de « dernier pour la route », plus de beuveries confraternelles, de frotti-frotta au bar à refaire le monde à grand renfort de shots et de mousses, d’allers-retours entre la salle et le trottoir pour en fumer une. Plus de brouhaha, de foules grégaires, bref, plus de chaleur humaine. Rien. La misère.

Elle en était réduite à glisser un plat préparé dans le micro-ondes. Tout en avalant son poulet tikka massala devant la télé, elle envoya un message à son nouveau contact : Ce soir, au lieu convenu, 20 h 30.

Encore heureux qu’avec sa carte de presse elle eût le droit de circuler sans encombre.

AU RENDEZ-VOUS des chasseurs, lut-il. Décidément, on n’en sortait pas. La chasse, encore une fois… Samira engagea la voiture sur le parking. Les grands peupliers frémissaient au bord de la rivière, leurs petites feuilles scintillant comme des paillettes sur une robe de bal. Le paysage de montagnes basses tout autour avait l’air aussi désolé que s’ils s’étaient trouvés au fin fond du Texas.

À l’arrière de la voiture, le téléphone de Katz sonna, annonçant un message entrant.

Dès qu’ils furent garés, le proprio apparut. Barbu – cette espèce de barbe rustique qui mange les joues et le cou et qui débordait son masque –, l’œil noisette, il était peut-être jovial en temps normal, mais le confinement avait eu raison de son allant, et il affichait une mine lugubre.

Il les jaugea, et Servaz se dit qu’il ne devait pas être fan de la police ni de tout ce qui avait trait de près ou de loin à l’autorité en ce moment. D’ailleurs, qui l’était de nos jours ? Servaz sortit sa carte, se présenta. L’homme les précéda à l’intérieur, franchissant la porte vitrée barrée d’un écriteau : « FERMÉ ». Une petite réception avec un comptoir en bois blond, des murs lambrissés façon chalet, une guirlande comme si c’était Noël.

— Je vous reconnais, dit-il à Samira. Vous êtes venue l’autre soir…

Son regard la sonda.

— Exact, répondit-elle. Vous vous souvenez des autres clients qui étaient présents ce soir-là ?

Il hocha la tête.

— Très bien, dit-il, amer. C’était mon dernier service…

Il passa derrière le comptoir, en sortit un grand classeur à couverture noire dans lequel étaient rangés les additions et les récépissés des cartes de paiement.

— Est-ce qu’il y avait des habitués ? demanda Servaz.

L’homme réfléchit.

— Oui… Un couple de retraités. Et aussi le colonel…

Servaz tressaillit.

— Le colonel ?

— C’est ainsi que je l’appelle… Un ancien militaire, j’en mettrais ma main à couper…

Il ouvrit les bras.

— Je m’y connais : j’ai passé huit ans dans l’armée. 1er régiment de chasseurs parachutistes de Pamiers et 17régiment du génie parachutiste de Montauban. Et, à mon humble avis, ça devait être un gradé, ça se voit à son maintien, à sa façon de s’exprimer, à son autorité. C’est le genre qui rigole pas, le colonel. C’est pour ça que je l’appelle comme ça. Il vient une fois par mois environ.

— Ses yeux, dit Servaz. Ils sont de quelle couleur ?

Le barbu le fixa :

— Bleus. Sacrément bleus même. Pourquoi ?

Servaz sentit son pouls s’accélérer.

— Vous avez son nom ?

— Il vient toujours à l’improviste, sans réservation. Et il ne s’est jamais présenté. Le colonel, c’est pas un bavard.

— Il habite dans le coin ?

— Ça m’étonnerait. S’il vivait dans le coin, je le saurais.

— Il paye comment ?

— Toujours en espèces.

— Il a quoi comme voiture ?

— Un Range Rover. Vert. Enfin kaki. Militaire, là aussi, vous voyez…

— Vous n’avez pas noté l’immatriculation, par hasard ?

— Pourquoi je l’aurais fait ?

Servaz commençait à s’impatienter.