Il aurait pu les abattre tous les quatre avant qu’ils aient eu le temps de seulement comprendre ce qui leur arrivait. Il avait été sniper dans une autre vie. Sous les ordres du général. Il n’avait même pas vingt ans quand il avait commencé à le servir. À cette époque-là, le général était encore commandant. Le général avait été comme un second père pour lui. Un modèle. Un guide. La boussole de sa vie adulte.
Durant toute sa carrière militaire, la loyauté de Kievert avait été moins envers l’armée qu’envers Thibault Donnadieu de Ribes. Il connaissait pas mal de soldats dans son cas, qui obéissaient en premier lieu à un chef, à un homme, avant d’obéir à l’institution.
Il releva le binoculaire de vision nocturne sur son front. Rebroussa chemin. Se coula entre les fourrés, traversa la route hors de la vue des policiers et retourna dans le domaine par une porte dérobée.
ILS RENTRÈRENT à Toulouse. La nuit était tombée, les lumières se faisaient rares au bord de la route. Ils laissaient derrière eux une campagne désertique et des montagnes qui s’enfonçaient dans les ténèbres comme elles le faisaient depuis la nuit des temps.
Servaz regardait par la vitre sans rien voir d’autre que son propre reflet. Il n’éprouvait plus la moindre fatigue. Il pensait à l’homme aux yeux bleus qui vivait dans ce château. Pas de photo dans Wikipédia. À la place, la mention : « Toute illustration sous licence libre serait la bienvenue. » Mais Samira le lui avait décrit : visage émacié, maigre et sans doute grand – elle ne l’avait vu qu’assis –, et le restaurateur lui avait parlé de ses yeux, tout comme Moussa en avait parlé à Ariane.
Une image mentale s’était ainsi créée dans son esprit.
C’était lui l’ennemi. Car l’homme qui lui faisait face était plus qu’un simple suspect : c’était un adversaire. Redoutable. Un seigneur de guerre. Issu d’une vieille famille catholique, ayant grandi dans une France qui n’existait plus, mettant l’honneur et la patrie au-dessus de tout. Mais Servaz n’oubliait pas qu’il s’en était pris à Moussa Sarr et à Kevin Debrandt, qu’il avait chassé le premier comme une vulgaire pièce de gibier, jeté le cadavre du second sur un pont. Ce faisant, pour Martin, il avait renoncé à toutes les valeurs qui avaient guidé son existence. Mais peut-être n’en était-il pas à son coup d’essai.
Qui, en dehors de Lemarchand, était à ses côtés ? Combien étaient-ils dans la police, dans la gendarmerie, dans l’armée ? Combien de complicités passives et actives ? Il savait déjà qu’il y en avait à l’hôtel de police.
Les gens comme lui prospéraient sur les fractures de plus en plus béantes qui traversaient le pays. Ils étaient chaque jour plus nombreux à souhaiter le chaos, l’effondrement, pour ensuite, pensaient-ils, arracher par la force un pouvoir que les urnes leur refusaient obstinément, élection après élection. Cette société était sur le point de voler en éclats. Le ciment qui avait fait son unité se désagrégeait à vue d’œil, et des groupes en embuscade attendaient la première occasion pour mettre à bas les derniers murs. Des groupes qui poursuivaient des buts divergents mais qui avaient un projet commun : abattre le pouvoir en place en contournant la démocratie. C’était certes le problème de tous, mais le sien, en ce moment même, c’était que l’homme aux yeux bleus et ses sbires avaient provoqué la mort de Moussa Sarr, assassiné Kevin Debrandt et vraisemblablement Romain Heyman, Lahcene Kheniche et Nelson da Rocha. Son problème à lui, c’était de mettre la main sur des assassins. Tout le reste n’était pas de son ressort.
La lune disparut derrière les nuages. Samira conduisait. À l’arrière, Espérandieu et Katz étaient silencieux. Il se dit qu’ils approchaient du dénouement. Il le devinait au galop de son sang dans ses veines. À la façon dont le temps se dilatait et dont chacun, dans la voiture, rentrait peu à peu en lui-même.
Il était 8 heures du soir. Ce samedi 31 octobre.
47
IL PÉNÉTRA DANS l’appartement. Ôta son manteau. Écouta la rumeur de la ville qui parvenait jusqu’au vestibule : Léa avait dû ouvrir les portes-fenêtres pour aérer. Quand il entra dans le salon, il constata que c’était bien le cas, mais que cette rumeur n’avait rien à voir avec celle des autres soirs : on avait l’impression qu’il était 4 heures du matin, quand la nuit toulousaine s’apaisait enfin, tant les bruits étaient peu nombreux et lointains. Où étaient donc passés les cent mille étudiants qui, d’ordinaire, se déversaient à cette heure sur les quais et dans les rues ? Enfermés dans leurs piaules sans doute, à se morfondre et à essayer de ne pas devenir dingos à force de se cogner aux murs, pour la plupart loin de chez eux et livrés à eux-mêmes, fauchés et déprimés. À moins qu’ils ne fussent en vacances ?
— Tu as faim ? demanda Léa dans la cuisine.
Il s’avança. Elle était en train de remuer des légumes dans un wok et l’odeur le fit saliver.
— Il y a une enveloppe pour toi sur la table, dit-elle en tournant la tête.
Il la vit, l’attrapa. Elle était cachetée. Il n’y avait ni nom ni adresse.
— C’était dans la boîte aux lettres ?
Elle eut un geste de dénégation.
— C’est assez bizarre. Quelqu’un attendait dans une voiture en bas. Quand je suis arrivée à sa hauteur, il est sorti et il m’a dit de te la remettre.
Servaz se tendit aussitôt. Il n’aimait pas ça… que quelqu’un ait attendu Léa en bas de chez eux en ce moment. Il déchira l’enveloppe, déplia le feuillet qui se trouvait à l’intérieur.
Blanc…
Il n’y avait rien d’écrit dessus.
— C’est quoi ? demanda-t-elle.
Sans répondre, il prit son téléphone, appela le divisionnaire. En attendant que la communication s’établisse, il sentit que son sang pulsait lourdement.
— Servaz ? répondit Chabrillac, surpris. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je veux deux hommes en bas de chez moi tout de suite : une équipe de protection.
— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
Servaz lui parla de l’enveloppe et du type qui avait abordé Léa. Un silence.
— D’accord, je m’en occupe, réagit Chabrillac. On dirait que vous avez donné un sacré coup de pied dans la fourmilière, cette fois… Vous comptez me parler quand de vos dernières avancées ?
— Laissez-nous encore vingt-quatre heures, répondit-il.
— Pas question. Je vous veux demain à midi dans mon bureau.
20 H 43. ASSISE sur un banc du petit square triangulaire où est érigée la statue d’Hercule archer, œuvre du sculpteur Antoine Bourdelle, Esther Kopelman fumait une cigarette.
La statue en bronze – un archer qui bande son arc, un genou à terre, l’autre jambe tendue en avant, le pied appuyé sur un rocher – se dressait sous un temple de dimensions modestes, et la nuit l’enveloppait comme un linceul. Elle rappelait à Esther ses cahiers d’écolière de marque Héraklès.
Il est en retard… Il a peut-être pris peur…
En l’attendant, Esther Kopelman fumait et pensait à sa vie. Ou plutôt elle faisait le bilan de celle-ci depuis qu’elle avait été cette écolière en tablier gris qui ouvrait son cahier aux pages quadrillées, ses lunettes de myope sur le nez, assise derrière un pupitre en bois pourvu d’un encrier.
Dans sa jeunesse, des années plus tard, la timide chrysalide étant devenue un superbe papillon, elle était passée d’un homme à l’autre, avec pour seule préoccupation son bon plaisir, sans jamais se laisser mettre le grappin dessus, buvant trop, fumant cigarette sur cigarette (elle avait commencé à quinze ans et elle avait calculé qu’à raison de deux paquets quotidiens pendant trente-huit ans, cela faisait à présent plus d’un demi-million de cibiches grillées), s’essayant parfois à d’autres substances, jusqu’au jour où les amants s’étaient mis à l’appeler de moins en moins souvent et où ses « péchés » avaient commencé à se lire sur sa figure.