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Aujourd’hui – en tout cas avant les confinements et les couvre-feux –, elle passait la plupart de ses soirées seule ou dans des bars avec des compagnons de boisson qui se transformaient parfois en amants d’une nuit. Elle ne voulait pas d’animal de compagnie : d’abord parce qu’elle avait horreur des chiens et des chats, ensuite parce que cela aurait fait un peu trop vieille fille. Elle n’avait pas d’enfants pour l’appeler ou lui rendre visite, à peine un vague neveu qui lui passait un coup de fil tous les six mois. Et ses parents étaient morts depuis belle lurette.

Malgré elle, sa gorge se serra. C’était donc là tout : voilà à quoi s’était résumée sa vie ? Heureusement qu’il y avait eu le boulot. Elle avait adoré ce métier. Mais qu’en restait-il à l’heure où n’importe qui s’improvisait journaliste, où de plus en plus de gens, devenus incapables de vérifier les informations qu’ils recevaient, nourrissaient leur vision du monde de fake news, de rumeurs et de contre-vérités ?

Elle regarda sa montre, elle commençait à s’impatienter. Qu’est-ce qu’il fichait, bon sang ?

Poursuivant sa mini-séance d’auto-évaluation, elle se demanda si elle avait des regrets, si, à supposer qu’elle eût pu disposer d’une machine à voyager dans le temps, elle serait remontée dans le passé pour faire certaines choses différemment. La réponse était oui. Sans équivoque. Sans l’ombre d’un doute. Oui, oh que oui. Et ceux qui prétendaient le contraire étaient pour une grande majorité d’entre eux des menteurs. Car combien étaient-ils à avoir la vie dont ils avaient rêvé dans leur jeunesse ?

Elle sursauta.

Il y avait eu un mouvement derrière elle : derrière son banc. Elle en était presque sûre. Elle se raidit. Elle tournait le dos aux platanes et aux eaux noires du canal de Brienne. Il y avait bien un lampadaire au-dessus d’elle qui, en temps normal, dispensait une clarté jaunâtre, mais il était en panne. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle s’était assise là : pour passer inaperçue.

On bougea encore derrière le banc, un bruit de semelles furtif sur le gravier, et elle se retourna à temps pour voir une ombre disparaître sur sa gauche, hors de son champ de vision. Le cœur cognant, elle pivota dans l’autre sens, et son organe fit un triple lutz dans sa poitrine en découvrant le visage tout près du sien.

— Bon Dieu, c’est pas vrai ! s’exclama-t-elle. Ne me fais plus jamais ça ! Tu m’as fichu une de ces trouilles !

— On dit « foutu » de nos jours, fit-il remarquer.

— Ouais, ben, si les gens parlaient mieux, ça les rendrait peut-être un peu moins cons, rétorqua-t-elle.

— On croirait entendre ma mère…

— Ça prouve que c’est une femme intelligente.

— T’aimes bien avoir le dernier mot, hein, Kopelman ?

— J’ai l’impression qu’on est deux…

— D’accord, faisons une trêve, dit Raphaël Katz, qui s’était assis sur le banc à côté de la journaliste. Je peux te taxer une clope ?

Le jeune lieutenant avait retiré son masque. Elle avait le sien dans le cou, qui lui faisait comme un double menton. Elle sortit son paquet, il attrapa une cigarette.

— Tu as quelque chose pour moi ? demanda-t-elle.

Il haussa les épaules.

— Peut-être, peut-être pas…

— Si tu pouvais éviter de jouer aux devinettes, il est tard et je n’ai qu’une envie : être chez moi tranquillement assise sur mon canapé devant une série…

— Ariane Hambrelot, dit-il.

— La fille qui a été violée par Moussa Sarr… ?

— Justement, c’est ça le hic : elle n’a pas été violée par Sarr.

Esther Kopelman fronça les sourcils.

— Et comment tu le sais ?

— Elle a tout avoué à mes collègues… Moussa n’était pas présent quand on l’a violée.

Esther réfléchit.

— Ben, mince : ça veut dire que non seulement ce gamin a été assassiné par des gens qui l’ont chassé comme du gibier, mais qu’en plus il était innocent de ce dont on l’accusait ? Bordel de merde…

Il tira sur sa cigarette, dont le bout rougeoya dans l’obscurité. Quelqu’un passa derrière eux, longeant le canal, et ils firent silence.

— Et toi, tu as quelque chose pour moi ? dit-il.

Un temps.

— Ça se pourrait…

Il se tourna vers elle, scruta son profil.

— Accouche. Ceci est un échange, ça fonctionne dans les deux sens.

— Tu le sais, dit Esther, je n’ai pas que toi comme contact dans la police. J’en ai d’autres qui me lâchent des trucs à l’occasion. Il se dit qu’il y a dans la région un… hmm… tribunal de l’ombre, un groupe secret de policiers, de juges et de militaires qui prétendent pallier les défaillances du système judiciaire en rendant eux-mêmes une autre justice…

Elle le vit plisser les yeux, fixer la statue d’Héraklès archer droit devant, tout en esquissant le geste de tendre un arc invisible et de viser.

— Comment tu sais ça ? dit-il.

— Le bruit court, répondit-elle. Et il est parvenu jusqu’à mes oreilles…

— Qui te l’a rapporté ?

— Désolée, mon poussin, mais je protège mes sources. Je suppose que toi qui en es une désormais, tu comprendras ça… Comment pourrais-tu me faire confiance ensuite si je te la donnais ?

— Touché, concéda-t-il.

— Ce bruit, tu l’as entendu aussi ? demanda-t-elle.

— Pas de commentaire, répondit-il.

— Ça veut dire oui ?

— Ça veut dire « pas de commentaire ».

— L’existence d’un tel groupe pourrait expliquer non seulement les morts de Moussa Sarr et de Kevin Debrandt, mais aussi les disparitions de Lahcene Kheniche, de Romain Heyman et de Nelson da Rocha, suggéra-t-elle. Et peut-être d’autres encore…

Il la dévisagea pensivement, les yeux perdus dans le vague, se leva.

— Faut que j’y aille, dit-il.

Elle hocha la tête, le suivit du regard tandis qu’il s’éloignait d’un pas pressé en direction du boulevard Lascrosses, le jeune lieutenant aux dents longues. Mi-Rastignac, mi-Rubempré. Elle se demanda de quel côté la pièce allait tomber : côté face, celui de la droiture, de l’intégrité, comme Servaz ; ou côté pile : celui des corruptibles, des violents, des enragés, de tous ceux qui franchissaient la ligne blanche.

Elle se dit que Raphaël Katz ne le savait sans doute pas lui-même à cet instant. Bien qu’il flirtât dangereusement avec la ligne en question. Elle se souvint de leur première rencontre, à peine trois jours auparavant. Dans un bar, comme de juste. Raphaël l’avait abordée et lui avait offert un verre peu de temps avant la fermeture prématurée de l’établissement due au couvre-feu. Elle avait d’abord cru qu’il cherchait, comme les autres, à noyer sa solitude dans le bruyant compagnonnage des soiffards et des âmes esseulées. Mais il lui avait très vite expliqué qu’il avait lu son dernier article, celui qui parlait de Moussa Sarr et qui était paru le matin même. Qu’il l’avait aimé. Il lui avait dit ensuite qu’il était évident qu’elle avait des informateurs à l’hôtel de police comme au parquet, mais qu’aucun d’eux, visiblement, n’était directement mêlé à l’enquête. Il lui avait déclaré qu’avec son salaire de lieutenant il avait du mal à joindre les deux bouts, qu’il ne tarderait pas à monter en grade mais qu’en attendant il avait besoin d’argent. Elle lui avait ri au nez, lui avait répondu, se souvenant de ce que lui avait dit Chaumette, que La Garonne n’était pas le Washington Post. Il avait répliqué que « Gorge profonde » était sans doute beaucoup plus cher, et qu’il ne demandait pas grand-chose : quelques centaines d’euros. Qu’en échange elle lui fournirait de temps en temps des informations qui pourraient peut-être, le moment venu, l’aider à booster sa carrière. Ce serait un deal gagnant-gagnant, en somme. Elle avait aimé son culot, en avait parlé – sans le nommer – à son rédac-chef. C’était comme ça qu’ils avaient commencé leur pas de deux.