Elle se leva à son tour. S’étira et se mit en marche. Ne remarqua pas la silhouette qui la suivait dans la nuit.
— MARTIN, SI TU me disais ce qui se passe ?
Elle le regardait d’un air sévère. Une lueur d’irritation dans ses beaux yeux verts. Elle lui en voulait de ne pas l’avoir informée plus tôt et de les avoir mis en danger, Gustav et elle, d’avoir fait passer son métier avant eux – et il la comprenait.
— On est sur le point de démasquer des flics qui sont passés du côté obscur, dit-il. Des flics ripoux. Et, comme des fauves qui se sentent coincés, ils cherchent à blesser, ils cherchent à m’atteindre… à travers vous.
— Ça a un rapport avec le gamin trouvé sur le pont dont on parle aux infos ? demanda-t-elle.
Il hocha la tête. Il était secoué. Il pouvait faire face quand on le menaçait lui, il avait fait l’objet de menaces par le passé, affronté des individus suprêmement dangereux, mais il n’était pas sûr d’en être capable quand on s’en prenait à ceux qu’il aimait, à ce qu’il avait de plus cher.
— « Du côté obscur », ça veut dire quoi ?
— Qu’ils ne sont plus des flics, mais des justiciers, des assassins… Qu’ils ne sont plus si différents de ceux que nous pourchassons…
— Alors, ce type, en bas, qui m’a remis cette enveloppe, c’était une menace, c’est ça ? Une façon de te dire : on sait où tu habites, on sait qui est ta compagne… Comme la mafia…
Il eut le sentiment qu’ils devaient aller vite, que le temps pressait s’il ne voulait pas exposer davantage les siens. Il leva les mains en signe d’apaisement.
— Ces types seront bientôt hors d’état de nuire, Léa. En attendant, vous allez bénéficier d’une protection, Gustav et toi.
Il la vit renifler, ses narines frémirent, comme les naseaux d’un cheval rétif. La colère rosissait ses joues.
— Tu veux que j’aille au travail escortée par des flics, c’est ça ?
Il la considéra d’un regard admiratif. Il n’y avait rien chez cette femme qu’il n’aimât pas. Et il éprouva de nouveau la morsure de l’inquiétude à l’idée de la perdre.
— C’est juste pour quelques jours, dit-il.
— Il n’en est pas question !
— Léa…
— Tant que cette histoire n’est pas réglée, fais accompagner Gustav au centre de loisirs puis à l’école, je me sentirai plus tranquille. Mais pas question que ton métier interfère avec le mien. Ces flics me suivent en voiture si ça leur chante, mais ils n’entrent pas dans mon hôpital.
— Tu sais très bien qu’en temps normal n’importe qui peut entrer dans ce fichu CHU !
— Je m’en fous ! Ils ne mettront pas les pieds dans mon service !
Elle avait crié. Elle n’était pas d’humeur à faire des concessions. Il se dit qu’il valait mieux laisser couler pour l’instant : il reviendrait à la charge plus tard. Elle s’éloigna le long du couloir vers la chambre.
48
APPETITE FOR DESTRUCTION, chantait un groupe baptisé « Des flingues et des roses ». Rage. Cris. Projectiles. Incendies. La nuit brasillait, rugissait, tel un Vésuve crachant son feu au-dessus de Pompéi. Les CRS et les membres de la BAC gardaient leurs distances. Ils attendaient les ordres. Tant que la lave incandescente ne débordait pas du cratère pour se répandre tout autour, ils ne bougeraient pas. Quant aux habitants du quartier, tant pis pour eux. Il y avait toujours des civils sacrifiés dans un conflit. Et, pour les flics présents, c’en était un.
SAMEDI SOIR à la préfecture. Michèle Saint-Hamon aurait de loin préféré être en train de donner une de ces soirées où elle invitait tout ce que le département comptait de mandarins et de grosses légumes, une soirée qu’elle aurait peut-être mise à profit pour repérer quelque jeune extra, plateau en main, qu’elle aurait invité à rester une fois les invités partis, pour peu qu’il fût beau garçon, grand et pas trop regardant sur la différence d’âge. À cheval donné, on ne regarde pas les dents.
Mais la crise sanitaire l’avait privée de cette distraction et, ce soir-là, ce n’était pas un événement mondain qui avait conduit la préfète à troquer l’uniforme pour un tailleur, lequel moulait ses hanches larges et ses cuisses fermes, exercées quotidiennement sur son vélo elliptique. Elle s’inclinait sur une carte de l’agglomération toulousaine, tandis que des représentants de la maréchaussée et de la police lui exposaient la situation.
Le Mirail, les Izards, Bagatelle connaissaient une nouvelle flambée de violence. Elle craignait que cette colère ne s’étendît à d’autres communes. Elle se savait surveillée en haut lieu depuis l’affaire du pont.
Elle repensa à ce flic. Servaz. Il était droit dans ses bottes, mais elle avait senti que ce n’était qu’une façade. Elle s’était renseignée. C’était un flic intègre, mais un homme tourmenté, hanté par ses démons, toujours sur le fil du rasoir. Qui avait déjà eu maille à partir plusieurs fois avec sa hiérarchie. Un antihéros mais un héros quand même. Un mélange de force et de vulnérabilité. Un cocktail intéressant. Elle aurait bien aimé découvrir ce qu’il cachait sous sa cuirasse, dans l’intimité. Qui sait ? Peut-être que l’occasion se présenterait bientôt…
Elle se concentra sur les paroles de son directeur de cabinet. Comme d’habitude, celui-ci voyait tout en noir.
— Cette ville est au bord de la guerre civile, commenta-t-il.
Elle réprima un soupir.
— Bon sang, arrêtez de dramatiser. C’est fatigant.
LE FLIC AU VOLANT de la voiture banalisée garée le long du trottoir, boulevard de Strasbourg, regarda le jeune lieutenant approcher.
— Bouge pas, dit-il à son coéquipier.
Il descendit, marcha en direction du policier blond, qui était en train de taper le code d’entrée de son immeuble.
— Lieutenant…
Katz se retourna, considéra le gars en Perfecto et sweat à capuche noir. Un visage fatigué, des valises sous les yeux, bien qu’il eût à peine quelques années de plus que lui. Un air de dureté contrôlée. Il portait le mot flic sur le front.
— Je tenais à te saluer, dit le policier en civil. On nous a rapporté ta réaction sur le Pont-Neuf et pendant la réunion au SRPJ…
Katz ne dit rien, se contentant de laisser l’autre venir.
— On m’a chargé de te dire qu’on est nombreux à l’avoir appréciée. On a besoin de gens comme toi dans la police, ajouta l’homme en souriant sous le masque.
— On, c’est qui ? demanda Raphaël.
Il devina que le sourire s’élargissait.
— Chaque chose en son temps… On veut juste que tu saches qu’on est pas mal à être sur la même longueur d’onde que toi. Tu n’es pas tout seul…