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— Je ne vois pas de quoi tu parles, répliqua Katz.

L’homme déplaça son poids d’un pied sur l’autre en regardant autour de lui avant de reporter son attention sur Raphaël.

— Je crois que si… Il y a un certain nombre de personnes au commissariat et au palais de justice qui pensent que ce pays va à vau-l’eau, que tout fout le camp, qu’il est temps d’agir. Et toi, tu en penses quoi ?

Raphaël sonda son vis-à-vis. Il acquiesça.

— Ce n’est pas moi qui vais dire le contraire, approuva-t-il prudemment. Mais qu’est-ce qu’on peut y faire ?

— Il semblerait que certaines personnes aient déjà commencé à faire quelque chose, tu ne crois pas ? dit l’autre flic.

— Tu les connais ?

L’homme lui fit un clin d’œil.

— Peut-être que oui, peut-être que non… On en reparlera. En attendant, je te souhaite une bonne soirée. Et encore merci pour tes paroles.

Raphaël regarda le flic s’éloigner dans la nuit toulousaine. Après quoi, il sortit son téléphone.

DE LA MUSIQUE traversait la cloison, en provenance de la piaule voisine. Raphaël reconnut le morceau : Coldplay. Du son pour minettes, se dit-il. Pour sa part, il préférait The New Abnormal, le dernier album des Strokes, ou, mieux encore, une rareté : Saturnalia, des Gutter Twins.

Il repensa au flic qui l’avait abordé en bas.

Comme beaucoup de policiers, ce dernier considérait qu’un fossé infranchissable s’était creusé entre les juges et les flics, que les premiers avaient abandonné les seconds en rase campagne, au milieu d’une guerre qu’ils auraient dû mener conjointement.

Il se déshabilla. Passa sous la douche brûlante. Soudain, il se figea, ses cheveux se dressèrent sur sa nuque et, le souffle court, il eut l’impression que son palpitant cognait si fort dans sa cage thoracique qu’il allait la défoncer. Il venait d’avoir la vision d’un homme assis derrière un bureau, avec un trou dans la tête, et d’une flaque de sang sombre qui s’élargissait sur le mur. Il étouffa un hoquet, posa les deux mains à plat sur le carrelage ruisselant. Tremblant, assailli par le souvenir, il ferma les yeux. Il était en train de faire ses devoirs quand le coup de feu avait retenti dans le bureau de son père. Il avait jailli de sa chambre, remonté le couloir en courant. La fumée dérivait encore dans un rayon de lune provenant de la fenêtre, toutes les lumières étaient éteintes, mais la nuit suffisamment claire pour qu’il pût distinguer la face blafarde qui flottait, comme détachée du corps. Même dans la mort, son père le regardait, le toisait, le jugeait. C’était du moins ce qu’il s’était dit sur le moment, immobile, sur le seuil du bureau. Incapable de faire un pas de plus. Derrière lui, sa mère avait poussé un hurlement d’agonie. Il avait noté l’uniforme, le livre que son père avait posé devant lui : Sénèque, De la brièveté de la vie. « Espèce de vieux salaud, avait-il pensé, faut toujours que tu fasses ton cinoche, même pour ta sortie. »

Il laissa chaque goutte d’eau chaude rouler sur sa peau, sur ses joues, sur son crâne parmi ses cheveux blonds. Il inspira, expira. S’efforça de visualiser quelque chose de positif. Mais rien ne lui vint. Il attendit que, petit à petit, l’attaque de panique s’éloigne, comme un nuage noir qui a failli crever mais qui, finalement, s’en va.

L’INCENDIE GAGNAIT : Strasbourg, Rennes, Rouen, Nantes, Bordeaux, Lille, Soissons, Besançon, plusieurs communes de Seine-Saint-Denis, de l’Essonne, Lyon… On se serait cru revenu en 2005. Partout les voitures brûlaient ; à Bobigny, la gare routière fut ravagée ; à Bordeaux, le pronostic vital d’un adjoint de sécurité engagé. Au pied des paquebots sans âme, des hideuses ruches de béton, des monstres issus d’une architecture « quasi concentrationnaire dans sa nature et criminogène dans ses résultats », selon les mots d’un Premier ministre trente ans plus tôt (et pourtant, rien ou presque n’avait changé depuis), des jeunes qui n’avaient rien à perdre cherchaient l’affrontement avec la police, pendant que le reste des habitants se barricadaient, tout en désespérant d’une société qui les avait depuis longtemps abandonnés.

Il y eut des réunions. Beaucoup de réunions. À Beauvau, à la Direction générale de la police nationale, à celle de la Sécurité civile et de la gestion des crises à Asnières, dans les directions départementales de la Sécurité publique et les services régionaux de police judiciaire, et même à l’Élysée, des fenêtres brillèrent jusque tard dans la nuit. Partout, dans les couloirs, des fonctionnaires inquiets s’agitaient, couraient, allaient aux nouvelles – mais chacune de leurs décisions, chacun de leurs gestes étaient alourdis, alentis par la pesanteur d’une machine administrative peu préparée aux temps de crise. Cela faisait un moment déjà que l’État vacillait, qu’il montrait des signes de faiblesses. On redoutait un cocktail de crise sanitaire et de crise sécuritaire qui rendrait explosive une situation déjà instable. On redoutait que ces départs d’incendie ne se propagent à d’autres franges de la population, épuisées par les privations de liberté, la peur du lendemain. On redoutait que tout aille de mal en pis. On redoutait que ce pays, un jour prochain, échappât à tout contrôle.

DANS L’OBSCURITÉ, Samira écarta doucement le rideau. Le type là-bas ne se cachait même pas. Pas plus qu’elle-même ne l’avait fait devant chez Lemarchand.

La voiture était garée au bout du champ. Elle en avait remplacé une autre deux heures plus tôt. Bien visible. Qui plus est, ce chemin-là ne desservait aucune autre maison.

Elle regarda le radio-réveil sur la table de nuit. Les bâtons rouges formèrent les chiffres 1 : 23.

Elle s’allongea dans le grand lit, sur la couette, contemplant le plafond révélé par la nuit claire. Un lustre baroque pendait à une poutre ; comme la plupart du mobilier, il avait été chiné dans des brocantes.

Elle était toujours habillée. Son prof était parti une demi-heure plus tôt après avoir voulu l’attacher et jouer avec ses pieds, mais elle n’était pas d’humeur. Elle se demanda s’ils allaient comprendre un jour, ceux d’en haut, ce qui se passait dehors, dans la vie réelle.

Que les flics de ce pays étaient désormais livrés à eux-mêmes. Qu’ils étaient à bout. Qu’ils étaient la dernière digue. Que cette digue était sur le point de rompre. Que si elle rompait, le crime organisé, les milices, les bandes, les pillards, les pourvoyeurs de chaos et de ténèbres régneraient comme à Rio de Janeiro, à Tijuana ou à Cape Town. Et qu’il n’y aurait plus de paix possible. Pour personne. Ni de justice. Nulle part.

La voix éthérée et mélancolique de Rosie Thomas s’éleva dans le noir, chantant The One I Love.

C’était étrange qu’elle aimât autant une chanson qui correspondait si peu à sa propre réalité. The One I Love… Elle se demanda si, de son côté, elle avait jamais aimé quelqu’un de cette manière-là.

Et si quelqu’un l’avait aimée en retour…

Elle connaissait la réponse.

DIMANCHE

49

IL GARA LA voiture à une centaine de mètres et fit le reste du chemin à pied. Dans le matin clair, la cité était tranquille. Il vit cependant qu’elle portait les stigmates de la nuit : abribus et mobilier urbain détruits, poubelles incendiées et deux carcasses de voitures calcinées.

En s’approchant des barres d’immeubles, Servaz se souvint des propos d’Émile Aillaud, l’architecte de la Grande Borne à Grigny et des tours Nuages à Nanterre. Dans une interview datant des années 80, celui-ci expliquait que la cité qu’il allait bâtir à Chanteloup-les-Vignes aurait une densité de population encore plus forte, avec soixante-dix logements à l’hectare. Et il s’en montrait satisfait. « Je suis pour les fortes concentrations urbaines », déclarait-il.