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C’était effrayant, se dit Martin, la responsabilité de toute une génération d’architectes dans les maux actuels des villes.

En marchant, il songea qu’à l’époque des grandes cathédrales aussi on avait voulu que chaque édifice soit plus haut que le précédent : Chartres, Reims, Amiens, Metz, Beauvais. Beauvais voulait être plus haute qu’Amiens, mais sa voûte s’était effondrée par deux fois et elle était restée inachevée. Cet échec avait marqué en partie la fin du gothique. C’était toujours ainsi. Par idéologie, aveuglement ou hubris, on poussait jusqu’à l’absurde une civilisation au départ raisonnable.

Comme la fois précédente, la porte vitrée du hall était bloquée en position ouverte et, ce coup-ci, il n’attendit pas l’ascenseur.

Il regarda sa montre en appuyant sur la sonnette. 9 h 10. Un dimanche matin. Il espéra qu’elle était réveillée. Il avait dit à Katz de ne pas venir seul quand il l’avait envoyé poser les scellés chez Mme Sarr mais, après les émeutes de la nuit, n’importe quel arrivage de flics dans le quartier aurait provoqué une nouvelle explosion de violence, et il préférait la jouer discret.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda une femme derrière le battant.

— Madame Sarr, c’est le commandant Servaz, dit-il à voix haute mais pas trop. (Il ne tenait pas à être surpris par les voisins.) J’ai du nouveau concernant l’enquête sur la mort de Moussa.

Il entendit une chaîne qu’on défaisait, puis la clé qu’on tournait. La porte s’entrebâilla, elle le scruta d’un air méfiant. Mais elle dut se souvenir qu’il l’avait aidée, car elle finit par ouvrir en grand et le conduisit au salon.

— Vous voulez boire quelque chose ?

— Un café, merci.

Elle disparut dans la cuisine. L’appartement était silencieux, l’immeuble aussi. Elle déposa devant lui la tasse dans sa soucoupe et le pot de sucre. S’assit de l’autre côté de la table basse.

— Madame Sarr, attaqua-t-il d’emblée, nous avons la preuve que votre fils était innocent, qu’il n’a pas violé cette jeune fille.

Il vit son visage se flétrir.

— Bien sûr qu’il ne l’a pas violée. Moussa n’aurait jamais fait ça…

Il hocha la tête.

— Je tenais quand même à vous le dire, insista-t-il doucement.

— Merci, commandant, de vous être déplacé. (Elle le fixa.) Je n’ai pas confiance dans la police en général. Mais j’ai… j’ai l’impression que vous êtes quelqu’un à qui on peut se fier… et je voudrais savoir…

Elle le sonda de ses yeux noirs brûlants. Et il sut ce qu’elle allait lui demander.

— Vous savez qui a tué mon fils ?

Il hésita.

— Ce que je vais vous dire est strictement confidentiel, lâcha-t-il. Est-ce que je peux avoir votre parole que ça ne sortira pas d’ici ?

— Allez-y, commandant.

— Nous savons qui a fait ça. En tout cas, nous avons retrouvé un des hommes qui l’ont traqué. Et nous aurons bientôt les autres… Nous sommes tout proches. Laissez-nous encore un peu de temps.

Elle acquiesça, baissa les yeux, les releva.

— Est-ce que ce sont des policiers ?

Il déglutit.

— Madame Sarr, je vous dirai tout le moment venu, vous avez ma parole. Sans rien omettre. Mais l’enquête n’est pas encore terminée.

— Vous allez faire éclater la vérité, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, quasi suppliante.

Il allait répondre quand une voix s’éleva dans son dos :

— Qu’est-ce qu’il fait ici ?

La question avait été posée sur un ton belliqueux. Servaz se retourna. Chérif Sarr se tenait à l’entrée du salon. Il était en caleçon. Martin vit qu’il devait s’entraîner avec assiduité, car il était très musclé, les abdos creusés et dessinés, les pectoraux saillants.

— Du calme, Chérif, dit sa mère, le commandant est venu nous dire qu’il arrêterait bientôt les coupables et qu’il savait que Moussa était innocent…

— Dis-lui de se barrer d’ici.

La voix était toujours aussi combative.

— Vous, enculés de keufs, vous êtes tous les mêmes, cracha Chérif. Des racistes, des assassins, des nazis. Vous allez foutre le camp d’ici… Vous n’avez rien à faire chez moi… Vous avez pris un putain de risque en venant : vous ne savez pas que ça chauffe en ce moment ?

— Chérif, le tança sa mère, c’est aussi chez moi ! C’est moi qui l’ai laissé entrer. Et je ne veux pas de ce langage ici !

— Je m’en vais, madame Sarr, dit Servaz. Merci pour le café.

Il marcha d’un pas plus léger en regagnant sa voiture. Cette nuit, la mère de Moussa dormirait peut-être un peu mieux. Peut-être… Mais ça ne lui ramènerait pas son fils… En se mettant au volant, il perçut l’adrénaline qui fusait dans ses veines.

Il était temps d’affronter l’ennemi.

50

À 9 H 30, ESTHER Kopelman se réveilla dans son fauteuil. Elle fit la grimace. Grogna. Rota. Elle avait une migraine de tous les diables, les tempes coincées dans un étau, un goût de viande avariée dans la bouche.

Sitôt qu’elle bougea, elle eut la sensation qu’un acupuncteur fou lui plantait des milliers d’aiguilles dans les membres, les fesses, le dos. La veille au soir, elle s’était endormie devant la télé, qui s’était éteinte automatiquement au moment précis où, sur l’écran, Donald Trump déclarait que, s’il perdait l’élection, cela signifierait que le camp d’en face avait triché.

Avant cela, elle avait descendu la moitié d’une bouteille de Jack Daniel’s Old no 7, fumé un paquet entier, dont les mégots remplissaient à présent le cendrier sur la table basse, tandis que des relents de tabac froid infectaient le séjour.

La journaliste se leva, s’avança jusqu’à la fenêtre mansardée et l’ouvrit en grand pour renouveler l’air de la pièce. Elle entendit, montant du fond de la cour par une fenêtre ouverte, une chanson, par-dessus laquelle quelqu’un chantait faux en remuant de la vaisselle.

Plissant les yeux dans la lumière matinale, elle repensa à la façon dont, avant de s’endormir, elle avait ruminé le mot « justice » avec l’impression familière qu’elle était vraiment toute proche d’une avancée importante. Le mot lui avait soudain évoqué un article qu’elle avait écrit des années auparavant. Mais sa mémoire défaillante ne lui avait pas permis de se rappeler lequel. Là-dessus, l’alcool aidant, elle s’était mise à pioncer jusqu’au matin.

Elle alluma la cafetière, mit un vinyle des Ronettes sur la platine, passa sous la douche, fuma sa première cigarette de la journée en se maquillant. Elle s’aspergea d’un nuage de La Petite Robe noire de Guerlain avant de ressortir de la salle de bains.

Quand elle émergea dans la rue, l’air du dehors lui fit du bien. La ville était étonnamment calme : un dimanche confiné à Toulouse. Il n’y avait que trois personnes présentes à la rédaction de La Garonne. Elle les salua et traça à travers la salle. Elle avait la pépie, et aussi l’impression que sa peau, devenue trop petite, tirait sur son visage et que la muqueuse de sa gorge était irritée et gonflée. Elle alla remplir un gobelet – qu’elle but d’un trait – au château d’eau, puis se servit un deuxième expresso au distributeur avec double ration de sucre avant de gagner son bureau.