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Une fois l’ordinateur allumé, elle se connecta à la base de données du journal, entra le mot « justice » et obtint quelques centaines de réponses. Esther Kopelman laissa échapper un soupir. Il fallait qu’elle trouve un autre terme en rapport avec cet article sans quoi autant chercher une toute petite aiguille dans une gigantesque meule de foin…

Soudain, ça lui revint. Oui ! Elle se pencha sur le clavier, entra le nom. Attendit. Zéro résultat… Ça n’était pas possible. Elle se rappelait parfaitement le jour où elle l’avait interviewé, elle se souvenait qu’il avait prononcé le mot « justice » à plusieurs reprises. Ça l’avait frappée à l’époque. Elle sentit la parano monter : quelqu’un avait effacé son article de la base de données…

Levant les yeux par-dessus les cloisons, elle balaya l’open space du regard. L’un des journalistes l’observait. Ridicule, arrête ça, ma vieille… Puis elle comprit. L’interview en question était sans doute plus ancienne qu’elle ne le pensait. On n’avait commencé à numériser le journal qu’en 2013. Son article devait être antérieur à cette date. Il devait remonter à une époque où le papier était roi, où des centaines de milliers de lecteurs s’arrachaient journaux et magazines dans les kiosques, où les gens avaient encore faim d’articles de fond, de signatures, d’analyses substantielles, d’informations vérifiées et certifiées. Une époque où on ne se méfiait pas encore des journalistes comme on le faisait aujourd’hui. Elle se souvint d’une image qu’elle avait lue dans un roman : pendant que certains journalistes déterraient la vérité, d’autres remettaient de la terre par-dessus pour l’enterrer. C’était peut-être ça qui avait causé leur perte. Ou bien c’était à cause de ce fichu biais de confirmation : un nombre croissant de gens ne supportaient plus les informations qui n’allaient pas dans leur sens, fussent-elles vraies.

Esther regretta de n’avoir pas conservé les fichiers Word de ses articles les plus anciens. Elle réfléchit. Les archives du journal étaient au rez-de-chaussée de l’immeuble. On était dimanche. Elle savait cependant où trouver une clé : il y en avait une dans le bureau de Chaumette, s’il n’avait pas verrouillé le sien.

Elle y entra sous le regard soupçonneux des trois personnes présentes, fouilla dans les tiroirs jusqu’à dénicher le trousseau, ressortit.

— Tu fais quoi ? s’enquit l’un des trois – un journaliste dans la vingtaine, avec des lunettes et un air de fouine.

— Il paraît que c’est ce que tu demandes dix fois par jour à ta copine, celle qui s’envoie en l’air quand tu es au journal, rétorqua-t-elle.

ELLE REFERMA la porte à clé derrière elle.

La salle des archives était silencieuse, éclairée par quatre fenêtres en hauteur qui donnaient sur la rue des Lois. La poussière s’accumulait, la moquette luisait à force d’usure et la pièce sentait le papier imprimé. Des étagères métalliques où s’alignaient des piles de vieux journaux occupaient presque tout l’espace, à l’exception d’un coin où se trouvait une table en bois supportant deux gros lecteurs de microfiches antédiluviens.

Le verre dépoli des fenêtres ne laissant passer qu’une faible luminosité, elle alluma les néons. Puis s’avança jusqu’à l’un des appareils. Pressa le bouton marche/arrêt. Rien ne se passa. Se baissant pour regarder sous la table, elle constata que les appareils n’étaient même pas branchés. Elle dut s’accroupir pour enfoncer la prise dans le mur. En se relevant, elle se cogna le crâne et proféra un juron. Puis elle s’approcha des boîtes de microfiches rangées par années sur une étagère.

Elle tabla sur 2011 et 2012. Les deux dernières années avant la numérisation. Il fallait bien commencer quelque part. Si ça ne donnait rien, elle remonterait plus avant dans le temps.

Une heure plus tard, elle s’attaquait à 2010. Glissant la première microfiche de la boîte sous la plaque de verre, elle fit avancer et reculer le plateau sous la lentille, passant rapidement sur les articles et les photos qui défilaient à l’écran.

Elle transpirait. Toutes ces vues se ressemblaient. Elle avait de plus en plus de mal à se concentrer.

Tout à coup, elle arrêta la course du chariot, revint en arrière. Braquant son regard sur l’écran par-dessus ses lunettes, elle se figea. Là ! « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires, selon le général Thibault Donnadieu de Ribes. » C’était là ! L’interview de l’homme qui avait tout le temps le mot « justice » à la bouche.

Le général Thibault Donnadieu de Ribes…

AVEC LA DATE, elle retrouva le journal dans les piles sur les rayonnages. Elle le déplia, crissant, jauni et sec, sur la table en bois. Tout lui revenait à présent, dans les moindres détails. Elle revoyait le grand militaire, avec ses yeux bleus qui lui avaient donné l’impression d’être transpercée, et cette autorité intimidante, ce charisme qui se dégageaient du personnage. Elle l’avait interviewé dans le cadre d’une galerie de portraits qu’elle rédigeait alors pour le journal : des acteurs de la vie locale et régionale – artistes, politiques, chercheurs, personnalités…

— Général, vous avez déclaré qu’il est temps de faire appel à l’armée pour mettre un terme au règne des caïds dans les cités, ne sortez-vous pas ici de votre rôle ?

— Soyons clair. Seule la force fera reculer la violence. Il s’agit d’une guerre. Une guerre contre notre nation, contre notre civilisation. Il y a une alliance tacite entre les caïds et les islamistes. Tout le monde sait ça. Il faut arrêter d’être dans le déni. Ce n’est pas l’idéologie qui résoudra les problèmes, c’est le pragmatisme. La volonté. Il est temps d’agir. C’est une question de survie. Et c’est aussi une question de justice.

[…]

— Mais n’êtes-vous pas tenu par votre devoir de réserve ?

— Il arrive un moment où se taire n’est pas servir le pays, mais le trahir. Face à une justice laxiste, un pouvoir politique démissionnaire, des élus de terrain qui, pour certains, se compromettent avec les ennemis de la démocratie pour gagner les élections, il faut des hommes courageux. Sinon nous serons vaincus. Il faut agir avec courage, définir une stratégie claire et rétablir la justice.

[…]

— Mon général, vous parlez beaucoup de justice…

— Parce que tout commence là. Si la justice n’est pas véritablement rendue, si les criminels sont en liberté dans les rues, si ceux qui prêchent la haine et la violence ne sont pas inquiétés, si les crimes ne sont pas…

La suite était de la même veine. Elle compta. Treize fois. Le mot « justice » revenait treize fois au cours de l’interview.

Esther Kopelman remua sur sa chaise. Que lui avait dit son autre source ? La rumeur courait qu’il existait quelque part un groupe secret prétendant pallier les défaillances du système judiciaire en rendant lui-même la justice. Un groupe composé de policiers, de juges et de militaires

C’est ce qu’il avait dit.

Est-ce qu’elle avait mis dans le mille ? Elle sentit au plus profond d’elle-même qu’elle était sur la bonne voie. Elle ne savait pas où ça la mènerait mais elle avait une piste. Dix minutes plus tard, elle éteignait la lumière, remontait à l’étage. Son palpitant galopait, comme chaque fois qu’elle tenait quelque chose. De retour à la rédaction, elle se débarrassa de ses chaussures et rouvrit la page Google. Entra « Thibault Donnadieu de Ribes » dans la barre de recherche en tapant beaucoup trop fort sur les touches de son clavier.