— Et… ?
— Du jour au lendemain, elle a retiré sa plainte, elle a déclaré qu’elle avait tout inventé parce que Stohr refusait de l’augmenter.
— Tu crois qu’elle a subi des pressions, qu’elle s’est sentie menacée ?
— Possible…
— Rien d’autre ? Aucune connexion entre eux en dehors de leurs rendez-vous secrets ? Des activités communes le dimanche ? Des affectations dans le même service au cours de leurs carrières respectives ?
— Rien de rien. Si on ne les avait pas vus ensemble, je dirais qu’ils ne se connaissent même pas.
— Ils sont prudents, commenta Samira.
Servaz secoua la tête.
— Pas assez pourtant. L’idée de te faire venir dans ce restaurant était une erreur. Rentrez chez vous, conclut-il. Prenez un peu de repos. Oubliez tout ça. Demain, à la première heure, on se réunit et on définit une nouvelle stratégie. On est vraiment tout près.
Comme ils gardaient le silence, il ajouta :
— C’est maintenant qu’il faut pousser notre avantage. Avant qu’ils ne reprennent la main…
IL TROUVA LÉA en train de se maquiller. Se souvint qu’elle avait un roulement à effectuer à l’hôpital ce dimanche soir. Gustav était assis sur le tapis devant la table du salon, en pyjama, pieds nus et un stylo dans la bouche. En bas, Servaz avait salué les deux policiers ostensiblement garés devant la porte de leur immeuble en se demandant si leur présence était véritablement dissuasive.
— Tu rentres tard, dit-elle.
— Désolé.
— Je dois filer, je suis déjà à la bourre. Gustav a terminé ses devoirs de vacances, mais tu peux y jeter un coup d’œil si tu veux : ça lui fera plaisir de te montrer qu’il travaille bien.
Il rougit, saisissant l’allusion : il n’avait quasiment pas vu son fils de la semaine.
— Je m’en occupe, dit-il.
Elle déposa un baiser trop rapide sur ses lèvres. Il eut du mal à déchiffrer le regard qu’elle lui lança : scepticisme ou encouragement ?
53
DIMANCHE SOIR. Esther Kopelman continuait d’éplucher tout ce que les archives numérisées du journal et aussi Internet recelaient d’informations sur le général Thibault Donnadieu de Ribes. Il était 19 heures, ce 1er novembre. Un bloc ouvert sur son minuscule bureau encombré, au milieu de l’open space presque désert, elle prenait des notes. À l’ancienne.
Un événement en particulier avait retenu son attention. Plusieurs articles, ainsi qu’une vidéo de la télévision publique suédoise SVT, faisaient allusion à « l’incident » qui avait eu lieu en République démocratique du Congo, le 13 juillet 2003, sur la base franco-suédoise Chem-Chem. À l’époque, l’opération Artémis-Mamba, déployée par l’ONU et l’Eufor en RDC, avait pour mission de stopper les massacres interethniques perpétrés par les milices armées dans la province d’Ituri et de sécuriser la ville de Bunia, enjeu d’une lutte féroce et sanglante entre l’UPC, l’Union des patriotes congolais, d’ethnie Hema, et le FNI, le Front des nationalistes intégrationnistes, d’ethnie Lendu.
Selon les témoignages de militaires suédois présents, un Congolais d’une vingtaine d’années avait été arrêté par les soldats français et torturé dans la base, avant d’être relâché. Le jeune prisonnier avait été promené en public par l’aide de camp du commandant français. Puis il avait subi un interrogatoire. Selon plusieurs témoins, on pouvait entendre ses cris dans toute la base. Plus tard dans la soirée, il avait été conduit devant une tente de l’état-major où des officiers suédois venaient de se réunir et le commandant de l’opération lui avait braqué une arme sur la tempe. Vers minuit enfin, après des heures d’interrogatoire, le prisonnier avait quitté le camp, un capuchon sur la tête, à bord d’un véhicule.
Scandalisés, les militaires suédois s’étaient aussitôt plaints à leurs supérieurs, lesquels avaient informé jusqu’aux plus hauts échelons de la hiérarchie. Le chef des armées, Håkan Syrén, avait été à son tour averti et le porte-parole du ministère de la Défense de Suède, Roger Magneraad, avait publiquement accusé la France d’avoir « utilisé des méthodes s’apparentant à de la torture ». Les Français avaient répondu qu’une première enquête n’avait pas permis de corroborer ces allégations ; les Suédois avaient mené de leur côté leurs propres investigations et proposé de communiquer leurs conclusions à la France, si elle en faisait la demande – mais la France avait tardé à se manifester. En guise d’épilogue, l’officier qui commandait les forces spéciales suédoises en Ituri avait commenté : « Nous avons appris l’Afrique auprès des Français. »
Le commandant français qui avait braqué son arme sur la tête du prisonnier s’appelait Thibault Donnadieu de Ribes… Esther se souvenait à présent qu’elle avait déjà lu l’histoire du camp Chem-Chem quand elle l’avait interviewé, en 2010. Elle lui avait posé la question sur ce qui s’était passé. Il lui avait répondu avec un sourire énigmatique que les Suédois avaient beaucoup exagéré, mais aussi que « demander à la social-démocratie suédoise de produire de vrais soldats, c’était comme demander à des antilopes de se transformer en lions ».
Un article de Jeune Afrique soulignait quant à lui les dérives de certaines jeunes recrues de l’armée française dans cette même région dix ans plus tard, au cours d’une autre opération : Sangaris. « C’était un cauchemar, on ne savait plus où était le bien et le mal », témoignait l’une d’elles, engagée en Centrafrique en 2013. Pour ces nouveaux venus plongés dans l’enfer des haines interethniques, des massacres, des pillages, des viols et des meurtres de civils perpétrés par les bandes locales, c’était une version africaine de Voyage au bout de l’enfer et d’Apocalypse Now qui les attendait là-bas. Que certains y aient perdu leur âme n’avait rien d’étonnant… L’enfer a ses bourreaux, ses victimes aussi… Et parfois les deux se confondent…
En 2015, The Guardian avait également rapporté des viols d’enfants par des soldats français au cours de l’opération. Sur les trois enquêtes menées sur place, l’une n’avait débouché sur aucune mise en examen, l’autre avait été classée sans suite, tandis que la justice française avait de son côté prononcé un non-lieu, mais le haut responsable des Nations unies, un Suédois là encore, qui avait été le premier à alerter les autorités, avait donné sa démission pour protester contre l’impunité dont bénéficiaient les auteurs des viols.
Esther se souvenait de ces exactions qui auraient été commises pendant l’opération Sangaris. Il y avait eu quelques articles, vite remplacés par d’autres, dans la presse française. Jusqu’à ce jour, ces faits n’avaient été qu’une info lointaine, abstraite.
Sangaris… Thibault Donnadieu de Ribes avait été l’un des colonels présents en Centrafrique… Il avait été promu au grade de général peu après… En poursuivant ses lectures, la journaliste découvrit que ses hommes lui avaient attribué, longtemps auparavant, alors qu’il n’était encore que capitaine, un surnom : « le Lion ».
Dans le silence de la salle de rédaction, elle se demanda si Donnadieu de Ribes était un fauve et un prédateur, un psychopathe à qui sa longue carrière avait donné maintes fois l’occasion d’étancher sa soif de meurtre, ou bien un officier d’exception qui avait servi son pays avec bravoure mais qui pratiquait, à l’occasion, une justice expéditive.